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pour le nombre et le tonnage des navires ; et si nos regards, au lieu de s’attacher à ces princes de la marine marchande, embrassent le peuple des mâts et des coques de toute dimension, ce n’est plus dans le rapport de 1 à 2 que nous nous trouverons avec nos voisins d’outre-Manche, mais dans le rapport de 1 à 12. Nous avons 500 vapeurs, ils en ont 6 000 ; nos voiliers jaugent 267 000 tonneaux, les leurs 3 millions et demi. À elle seule, la Grande-Bretagne dispose de plus de la moitié — exactement 56 pour 100 — des moyens de transport maritime du monde.

Cette supériorité écrasante tient-elle au génie particulier de la race anglo-saxonne ? S’il s’agissait d’une industrie susceptible de réussir en tous lieux et par ses seules forces, on pourrait l’admettre. Il est ainsi des ouvrages où certains pays excellent, sans y être autrement prédestinés par leur situation. Tels sont chez nous la soie et les « articles de Paris ». Lorsque de pare ils centres d’activité se sont formés, — ce qui demande parfois un siècle, — ils possèdent, par la seule vertu de leurs traditions, de leur personnel, une force qui n’est pas à la vérité indestructible, mais qui ne saurait être atteinte ailleurs du premier coup, voire par un outillage égal. Durant la période aiguë du phylloxéra, Bordeaux recevait de médiocres vins espagnols et les transformait en bons crus du Bordelais. La métamorphose paraissait fort simple ; Hambourg s’y essaya, importa les mêmes vins que Bordeaux, et ne fit que de la piquette ou des confitures.

En fait de navigation et de commerce maritime, presque toutes les nations, — sauf la France, — ont à tour de rôle, dans le passé, occupé le premier rang ; et l’on ne saurait dire que la seule intelligence de chacune ait suffi à le lui assurer un jour. L’Angleterre l’occupe aujourd’hui par des causes dont les unes sont géographiques : position insulaire ; les autres géologiques : sous-sol minier ; plusieurs purement politiques : système du libre-échange. La seule que l’on puisse attribuer au caractère anglo-saxon, c’est le goût des conquêtes, combiné avec l’amour du commerce. Après dix essais infructueux de domination sur le continent, dont son histoire et la nôtre sont remplis, l’Angleterre, ne pouvant décidément s’étendre en Europe, fut amenée à s’agrandir par des annexes lointaines ; ce qu’elle lit bien plus par le succès de ses armes que par la chance de ses explorateurs.

Parvenue à posséder une immense flotte marchande, parce qu’elle est en mesure de l’utiliser, elle se trouve en cet état d’entraînement que j’indiquais tout à l’heure, où la grandeur même d’une industrie contribue à sa prospérité : fret, marins, navires, sont d’autant plus abondans qu’ils sont plus demandés et d’autant