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prétendaient ouvertement à l’hégémonie en extrême Orient ; et comment entendaient-ils exercer cette hégémonie ? ils n’en faisaient aucun mystère. S’inspirant de l’exemple des États-Unis, ils se flattaient d’appliquer à leur profit la doctrine de Monroe : l’Asie aux Asiatiques, l’Asie fermée aux produits européens, non seulement par tous les privilèges que nous avons énumérés déjà, mais par des tarifs protectionnistes et par d’autres mesures de rigueur. Nous n’avons aucune illusion à nous faire à cet égard. On ne ménagera plus l’Europe. La victoire du Japon sur la Chine ouvre un chapitre nouveau dans l’histoire du monde. L’Europe perdra très vite la clientèle de l’extrême Orient. M. Norman cite, dans cet ordre d’idées, plus d’une preuve des ambitions, certainement imprudentes mais enfin des ambitions japonaises, et notamment le discours d’un ministre des affaires étrangères, le comte Okuma, qui ne se contente pas de prédire publiquement à son pays les destinées les plus glorieuses, mais déclare l’Europe vieillie, condamnée, finie ; oui, finie : « Elle montre déjà, dit-il, des symptômes de décrépitude ; le siècle prochain verra ses constitutions en morceaux et ses empires en ruine… »

M. de Brandt est plus circonspect dans ses pronostics, mais le péril n’est pas cependant imaginaire ni très lointain à ses yeux, car affectant de ne parler que des États-Unis, — mais les États-Unis servent d’exemple, — il observe que les Américains en comprennent et depuis longtemps la gravité, et que, s’ils ont, avec les Canadiens, les Australiens et les New-Zélandais, expulsé, chassé les Chinois, comme une invasion de rongeurs, ce n’est nullement pour céder à des haines de race, mais tout simplement parce qu’ils ont eu peur de leur concurrence. Ce qui est à craindre, ce n’est pas l’invasion chinoise, c’est la substitution de l’ouvrier jaune à l’ouvrier européen réduit au chômage, à la faim.

Ceux qui jugeraient par trop sombres ces appréhensions trouveront une réfutation des argumens profonds et serrés de Pearson dans le récent livre de M. Curzon sur les problèmes du Far East. M Curzon voit les choses en beau, tout au moins pour ce qui concerne l’Angleterre ; mais je dois dire que son meilleur, pour ne pas dire son unique argument, c’est sa foi et son éloquence, sa confiance inébranlable, enthousiaste et même grandissante dans les destinées de la Grande-Bretagne en extrême Orient. Si les autres États de l’Europe auront leur part dans ces destinées, là n’est pas pour lui la question, mais, bien loin d’être ému par les perspectives de la concurrence « formidable » des ouvriers jaunes, il voit au contraire ces ouvriers et ceux de son pays se tendre les mains à travers l’espace ; il voit dans un