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appui mutuel et avantages réciproques. Déjà l’habile souverain, en avance de deux siècles, avait négocié la cession éventuelle de la Savoie contre l’appui prêté pour la conquête du Milanais sur l’Espagne. Sa mort vint mettre un terme à d’aussi sages projets. À cette politique mesurée et féconde, les successeurs de Henri IV et de ses ministres ne surent pas rester fidèles. La lourde main de Richelieu s’appesantit sur la petite Savoie. De l’allié il voulut faire un vassal. La Savoie essaya de se dérober ; elle n’y put réussir et fut ramenée par la force. Mais Louis XIII commit une faute que son père n’aurait pas commise, lorsque au lendemain de l’affaire du Pas de Suze, où une si brillante valeur fut déployée par lui, il laissa Charles-Emmanuel, le vieux duc âgé de soixante-neuf ans, que Henri IV avait toujours traité avec égard, au fils duquel il avait donné sa fille, venir éperdu à sa rencontre, lui demander grâce et pardon, et embrasser sa botte « sans le moindre semblant de l’en empocher, » ajoute Saint-Simon, d’après le récit de son père, témoin oculaire. Seize mois après, Charles-Emmanuel, qu’un instant ses sujets avaient appelé le Grand, mourait de honte et de douleur, mais il mourait debout, comme l’empereur romain, l’épée au côté, le collier de l’Annonciade au cou, le manteau ducal sur les épaules, léguant à ses sujets, avec quelque chose de sa fierté, la haine de la France qui l’avait inutilement humilié.

Cette politique d’humiliation fut continuée contre son successeur. Victor-Amédée Ier se vit imposer le traité de Cherasco (1631), par lequel la France se faisait céder « à perpétuité et nonobstant tout traité contraire fait ou à faire » Pignerol et le Val de Pérouse, situés en plein cœur du Piémont, à quelques lieues de Turin. Ce que, par ce traité néfaste pour la Savoie, Richelieu voulait assurer à la France, c’était, suivant son expression, des portes. Avec l’ambassadeur vénitien, il s’en exprimait librement[1]. « Nous voulons, lui disait-il, restituer au duc de Savoie tout ce qui lui appartient, en nous réservant seulement un poste qui tienne le passage dans cette province toujours ouvert. »

Richelieu ne songeait qu’à sa lutte avec la maison d’Autriche contre laquelle il voulait avoir une base d’opération en Italie. Mais au point de vue des relations avec la Savoie, le traité de Cherasco était une faute. Pignerol aux mains des Français devint ce qu’avait été, deux siècles auparavant, pour la France, Calais aux mains des Anglais, le lambeau de chair arraché, la plaie ouverte. Or ce n’est jamais impunément qu’on arrache à un pays un lambeau de sa chair, et qu’on fait une plaie à son honneur. Jusqu’à

  1. Dépêche de Giorgio Zorzi, l’ambassadeur vénitien, citée par Carutti, t. II, p. 283.