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inutilement faites plusieurs fois, et lorsque, d’un ton fier et gai, il adressait à quatre cents personnes de la noblesse réunies dans son palais une harangue belliqueuse où il annonçait l’intention « d’entrer dans la cause universelle et d’aller chercher l’armée française à la tête de son peuple fidèle[1] », cette harangue était accueillie par des applaudissemens enthousiastes. De la noblesse l’enthousiasme gagnait les soldats, puis le peuple au point que l’ambassadeur était obligé de se tenir enfermé dans son hôtel, pour échapper aux insultes d’une populace de plus de soixante mille personnes qu’on ne contenait qu’avec peine. Ce même jour Victor-Amédée signait de sa main un traité d’alliance offensive et défensive avec l’empereur Léopold.

Ainsi se trouvait anéanti, au bout de quatre-vingt-neuf ans, ce sage traité de Lyon, auquel Henri IV avait apposé sa signature, qui consacrait l’alliance équitable des deux pays, et à leurs ambitions également légitimes donnait les Alpes pour barrière. Cette barrière naturelle allait être de nouveau franchie par les deux peuples, les armes à la main, et sans profit pour aucun. L’année 1690 et la rupture avec la Savoie marquent un dernier tournant dans l’histoire diplomatique et militaire du règne de Louis XIV. À la politique judicieuse et nationale qui étend peu à peu la France vers les Flandres et vers le Rhin, c’est-à-dire vers ses limites naturelles, succède la politique intempérante et personnelle qui sacrifiera les avantages positifs aux rêves de grandeur, la réalité à la chimère, et soulèvera en même temps contre la France la haine de l’Europe, — politique qui a toujours été funeste à notre pays, qu’elle ait eu pour chefs et pour inspirateurs Louis XIV ou Napoléon. Nous avons assez mis la faute en lumière ; voyons maintenant comment Louis XIV, du moins, essaiera de la réparer.


III

La faute était si visible, qu’aux yeux des contemporains elle apparut clairement. Ne parlons pas de Saint-Simon, toujours disposé à charger Louvois. Mais consultons un curieux document, non signé, qui existe aux Affaires étrangères, et qui a pour titre : Réflexions sur la rupture de Savoie, avec ces mots ajoutés d’une autre main : et sur la mauvaise politique de M. de Louvois[2]. « De quelque opinion qu’on soit prévenu pour lui (Louvois), dit l’auteur de cette note, on ne s’abusera point en disant que la rupture

  1. Ibidem, p. 344.
  2. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 94.