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négociation au point où elle en était restée, sans rien rabattre des conditions qu’il posait pour se détacher de la Ligue, et que Louis XIV, au lendemain de cette nouvelle victoire, ne se soit pas montré plus exigeant. Pour avancer les choses, le duc de Savoie exprimait le désir de voir Tessé venir en personne à Turin. Pareille manière de négocier convenait tout à fait au caractère aventureux de notre homme, beaucoup moins timoré que le bailli Groppel, et il n’eut garde de refuser.

Le 30 novembre au soir, Tessé s’avançait donc jusqu’à une certaine distance de Turin[1]. Là, il trouvait un trompette qui lui apportait une casaque à la livrée du duc de Savoie. Tessé s’affublait de cette casaque, ainsi que d’une perruque noire, et sous ce déguisement, il arrivait à onze heures et demie du soir à la porte de secours du palais de Turin, où il était introduit et logé dans un appartement magnifique. Il y passait quatre jours dans le plus grand secret, et ces quatre jours étaient dépensés tout entiers en conversations avec le duc de Savoie lui-même. Revenant sur les causes de sa rupture avec la France, ce prince ne laissa pas de tenir à Tessé un langage assez fier : « Je me flatte, lui dit-il, que le Roi me rendra la justice dans le fond de son cœur de croire que je ne me suis lié avec ses ennemis que pour ne pas tomber dans le mépris et la dépendance dont j’étais menacé, et bien que ce fut par lui, il est trop juste pour ne pas s’être aperçu que, si j’ai eu le malheur de perdre son amitié et sa protection, j’eusse été beaucoup plus à plaindre si j’eusse perdu son estime. Je ne suis à son égard qu’un tout petit prince, mais le caractère des souverains, quelque opprimés qu’ils soient, est indélébile. J’ai toujours respecté le Roi, mais j’ai cru devoir lui faire connaître que je ne le craignais pas[2]. »

Avec force protestations de son désir « de l’honneur de rentrer dans les bonnes grâces du roi », il tenait bon cependant sur les conditions auxquelles il était prêt à se détacher de la Ligue : évacuation de ses États envahis, restitution de Pignerol, envoi de sa fille en France comme otage, mais avec l’espérance qu’elle deviendrait un jour l’épouse du duc de Bourgogne. Ce point était le seul sur lequel il n’y eût point de difficulté. Victor-Amédée ne négligeait rien cependant de ce qui pouvait servir à assurer l’affaire. « Un des jours qu’il estoit avec le comte de Tessé, il voulut lui faire voir les princesses ses filles, et les ayant appelées de la

  1. Le récit de cette négociation se trouve incomplètement et parfois même inexactement rapporté dans l’ouvrage improprement appelé Mémoires de Tessé. J’ai pu compléter et parfois rectifier le récit de ces Mémoires à l’aide de documens que j’ai trouvés aux Archives des Affaires étrangères, et avec les papiers originaux de Tessé lui-même
  2. Mémoires de Tessé, t. I, chap. III, p. 53.