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tendance à douter. Il n’entendait pas par-là « cette sorte d’indifférence ou d’indécision malsaine qui fait qu’on restera toujours dans l’incertitude », mais plutôt un doute provisoire, analogue à celui de Descartes. « Rien, écrivait-il, n’est plus contraire à l’esprit scientifique que de croire trop vite aux affirmations, même quand ces affirmations sont en vogue. Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur[1]. » Il classait les historiens en deux catégories : d’une part, « ceux qui pensent que tout a été dit, et qu’à moins de trouver des documens nouveaux il n’y a plus qu’à s’en tenir aux derniers travaux des modernes » ; de l’autre, « ceux que les plus beaux travaux de l’érudition ne satisfont pas pleinement, qui doutent de la parole du maître, chez qui la conviction n’entre pas aisément, et qui d’instinct croient qu’il y a toujours à chercher. » M. Fustel se rattachait à la seconde de ces écoles. La lecture d’un livre quelconque d’histoire, loin d’entraîner d’emblée son assentiment, éveillait sa défiance. Il était naturellement enclin à écarter les opinions reçues, même quand elles avaient les avantages d’une longue possession. Toutes d’après lui étaient sujettes à révision, et il n’était pas d’humeur à en accueillir une seule, les yeux fermés. Dans chaque question, il lui paraissait préférable de « faire d’abord table rase », de ne rien accepter sur la foi d’autrui, et de tenir en suspicion tout ce qu’on avait publié antérieurement.

On ne saurait nier qu’il n’y ait là quelque exagération. Si l’histoire est une science, il faut qu’elle procède comme toutes les sciences, sous peine de n’avancer jamais d’un pas. Or, le mathématicien, le physicien, le naturaliste, se défendent bien de bannir de leur pensée l’œuvre entière de leurs prédécesseurs ; ils la prennent au contraire pour point de départ de leurs recherches, et ils ne vont eux-mêmes plus loin qu’en s’appuyant sur elle. Ce serait folie de la part du chimiste que de rejeter systématiquement toutes les lois énoncées avant lui, et d’attendre pour les admettre qu’il en ait vérifié l’exactitude par ses expériences personnelles. Loin de là : son premier soin est de les admettre toutes, tant qu’il ne les a pas reconnues fausses, et de débuter non par un acte de doute, comme le recommande M. Fustel, mais par un acte de foi. Pourquoi n’en serait-il pas de même en histoire ? Pourquoi n’y aurait-il pas aussi dans cette science un fonds de vérités définitivement acquises, que chacun enrichirait par ses découvertes, et qui serait placé hors de toute discussion ? Quel

  1. Inédit.