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Le marché de l’argent est, de sa nature, universel, partant international. Il l’était, déjà, au moyen âge. Ce qu’on appelle le cosmopolitisme de la finance date de l’époque où est née la finance. De tout temps, une des principales fonctions des financiers a été de servir d’intermédiaires entre les différens peuples ; et, de tout temps, une des causes du succès des juifs dans la finance et la banque, c’est que leur dispersion au milieu des peuples les rendait particulièrement aptes à ce rôle d’intermédiaires, de courtiers entre les nations. Aujourd’hui encore, c’est une des raisons de leur force et de leur fréquente prééminence sur les champs de la Bourse. Veut-on se reporter au passé, on trouve que les rivaux des juifs, leurs compétiteurs ou leurs successeurs du moyen âge n’ont guère été moins cosmopolites que les fils d’Israël.

Pourquoi les chevaliers du Temple étaient-ils devenus, dès le XIIe siècle, les grands banquiers du pape et du roi, des seigneurs ecclésiastiques ou laïques de l’Occident[1] ? Était-ce leur règle monastique, qui prédestinait à la finance ces religieux armés pour la défense du Saint-Sépulcre ? Non ; c’est que l’ordre du Temple avait un caractère international ; que ses grands-maîtres étendaient leurs relations à l’Orient comme à l’Occident ; que ses commanderies, répandues dans toute la chrétienté, lui permettaient d’exécuter partout, pour le compte de ses cliens, les opérations les plus diverses, recouvremens ou versemens. Et ces opérations de banque, les religieux au manteau rouge ne les exerçaient pas gratuitement ; ils savaient fort bien les faire rémunérer ; de là, en grande partie, les richesses que leur reprochait l’hypocrite avidité de Philippe le Bel. Ni la chute de cette haute banque monastique, ni l’expulsion des juifs successivement bannis d’Angleterre, de France, d’Espagne, ne rendit le commerce de l’argent plus national. Aux Templiers et aux juifs succédèrent les subalpins, les « Lombards » qui étendirent le réseau de leurs affaires sur l’Occident tout entier. Durant trois ou quatre siècles, la banque fut partout en des mains italiennes. Florentins et Lucquois, Génois et Vénitiens fondèrent des comptoirs dans toute l’Europe. Les catholiques, ardens à dénoncer « le capitalisme cosmopolite » de nos jours, feraient bien de ne pas l’oublier : pour les Lombards, comme pour les Templiers, comme pour les juifs eux-mêmes, l’internationalisme financier était favorisé par l’internationalisme religieux. Les Lombards étaient les percepteurs ordinaires des papes ; la curie romaine se servait d’eux pour encaisser les droits, recueillir les taxes que levait le Saint-Siège sur les transalpins de France, d’Angleterre,

  1. Aucun doute, à ce sujet, depuis le savant Mémoire sur les opérations financières des Templiers de M. Léopold Delisle, 1889. Voir la Revue du 15 janvier 1891.