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les Bourses de Paris, de Londres, de Berlin, de New-York ont beau garder leurs valeurs locales, elles ne sont plus que des compartimens du marché général des valeurs mobilières[1]. Une place, une Bourse, ne saurait s’isoler entièrement des autres. Nulle part, peut-être, l’isolement n’est plus difficile que dans ces égoïstes royaumes de l’argent. Cette solidarité croissante des marchés financiers est une forme inattendue de la solidarité humaine, et d’autant plus saisissante qu’elle est moins volontaire.

Les marchés d’un continent entier sont souvent pris à la fois de la même fièvre, du même emportement, obéissant, presque en même temps, aux mêmes engoûmens, aux mêmes terreurs, aux mêmes curiosités inquiètes. Tantôt ils s’excitent et s’entraînent mutuellement, tantôt ils se modèrent et s’arrêtent les uns les autres. On voit Londres, Paris, Berlin, Hambourg, Amsterdam, tout ce qui, dans la vieille Europe, a le souci de faire fortune, tourner simultanément les yeux vers un coin du monde, parfois presque ignoré la veille. Ainsi, depuis quelque dix-huit mois, l’Europe qui calcule, l’Europe qui spécule, l’Europe qui fait des placemens est prise d’un intérêt passionné pour l’Afrique australe. Coulissiers parisiens et jobbers de Londres ont appris à épeler les noms néerlandais des campemens du Transvaal. Le veldt, naguère désert, où les paisibles descendans des colons hollandais promenaient lentement leurs chars attelés de dix paires de bœufs est envahi par les ingénieurs et par les lanceurs d’affaires des deux mondes. La carte du Witwatersrand est plus étudiée que tous les atlas de géographie politique ou physique. Telle maigre ferme des Boers est devenue plus célèbre que plus d’une capitale d’Europe ou d’Amérique, et la Chambre de commerce de Johannesburg ou le Kaffir Circus du Stock Exchange est la Mecque vers laquelle convergent, d’Orient ou d’Occident, les regards anxieux de tous les dévots de l’or.

Il ne faut pas croire que cette action et cette réaction incessantes des diverses Bourses les unes sur les autres n’aient, pour le public, que des périls. Loin de là ; si cette influence réciproque, cette involontaire solidarité des divers marchés provoque parfois des crises ou agrandit l’aire des crises, elle tend, le plus souvent, à en diminuer l’importance et à en mitiger la violence. Les oscillations des valeurs en sont plus fréquentes sans doute, mais l’amplitude en est réduite. Le marché est plus agité à la surface, mais le fond est moins remué. Sans cette solidarité internationale, les perturbations locales seraient plus profondes, les « kracks »

  1. Voyez, par exemple, M. de Molinari : l’Évolution économique au XIXe siècle.