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cherché un peu le pourquoi de ces hérésies. Il me semble que chacune a eu son motif, sa raison d’être, et qu’en masse elles offrent une histoire de l’esprit humain. Voilà pourquoi cela m’intéresse. Voltaire a tort de dire qu’on s’est querellé toujours pour des mots. Sans doute les trois quarts des gens qui se querellent ne comprennent pas les mots sur lesquels roule le débat. Mais sous ces mots il y a toujours des idées que quelques-uns comprennent et dont presque tous ont un sentiment instinctif. Adieu, madame, il m’a paru que vous aviez fait beaucoup plus la conquête de Sophie qu’elle n’a fait la vôtre. Veuillez agréer tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Mardi soir.


Mercredi.

Madame,

Ni la Proserpine ni la Victoire ne sont visibles en ce moment. On les moule et elles sont en pièces. Mais nous irons voir le Raphaël qu’on vient de rentoiler, si vous n’avez rien de mieux à faire, ou bien les sculptures, ou bien tout ce que vous voudrez. Je suis charmé que l’histoire de Thiers vous ait plu. Il est à un point de vue si différent du vôtre qu’il faut un talent rare pour qu’il ne vous ait pas choquée comme je le craignais.

Je viens de recevoir une lettre d’Espagne très triste, où l’on me parle de la mort de ce pauvre Ortega, que j’ai vu souvent à Madrid, et qui était un très aimable garçon, avec toutes sortes de bonnes qualités, mais avec une ambition démesurée. Il a été condamné à mort par un homme qui a fait exactement ce que Ortega a fait, seulement il a réussi. Je croyais plus de chances au comte de Montemolin dans le pays où il a débarqué. Autrefois Cabrera y était une espèce de Dieu. Mais il y a de cela douze ans, et on oublie vite par le temps qui court. D’ailleurs Cabrera n’est pas venu. Il a épousé une Anglaise avec beaucoup de millions, et depuis lors il est moins héroïque que lorsqu’il courait les montagnes du Maestrizgo. A la place de l’innocente Isabelle, je n’aurais pas pris mon cousin. On dit qu’on l’enverra aux Canaries.

Adieu, madame, je ne sortirai pas avant quatre heures. Si vous ne pouvez me prendre, je m’en consolerai en faisant de la prose que j’ai en train.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.