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moindre occasion. On dit que cela arrive aux tempéramens ultralymphatiques. Le pauvre Edouard a la jaunisse, à ce qu’il m’écrit. Je n’ai pas encore eu le temps d’aller le voir. Les affaires de son pays semblent aller mieux, et voilà le Nord qui a décidément la corde. Je crois que la paix se fera bientôt, et alors Dieu sait quelles misères nous feront les vainqueurs qui auront pris l’habitude de la guerre, très probablement le goût d’icelle, et qui ont in store de vieilles rancunes.

Je vais à Londres dans une quinzaine de jours ; on m’a nommé membre du jury international pour les papiers peints. On m’avait d’abord mis à la faïence, qui ne m’allait guère. Très probablement on me donnera la médaille, — je veux dire à ma classe, et je n’en aurai pas pour bien longtemps. Il y en aura toujours assez pour me faire faire du mauvais sang. Nous allons avoir des dîners de quatre heures et des speeches au dessert. On m’écrit que l’exposition combine la laideur et l’incommodité, cependant c’est un officier du génie qui l’a faite. La dernière fois c’était un jardinier. Ces Anglais ont toujours des idées à eux. J’ai laissé la duchesse de Vallombrosa mieux portante et la princesse de Beauvau plus mal qu’à mon arrivée. Son mari ne paraît pas se douter de son état, elle encore moins, me dit-on, ce qui est presque toujours le cas avec les maladies de poitrine. Est-il vrai que le pape soit malade et qu’on lui ait déjà nommé ou plutôt désigné un successeur ? c’est ce que me disent mes amis Italiens. Ils prétendent qu’en cas grave on se dispense des formes ordinaires d’un conclave. Je n’ai aucune idée là-dessus.

Il y a dans ce moment un tableau de M. Ingres qu’on va voir, c’est Jésus parmi les docteurs. Je l’ai vu il y a bien longtemps avant qu’il ne fût terminé, et cela me semblait une magnifique chose. Il avait eu l’idée de mettre l’enfant sur le siège d’une grande personne, les pieds ne touchant pas la terre. Cela caractérisait parfaitement l’âge et faisait le contraste le plus heureux avec les figures des docteurs. Je vais écrire à M. Ingres pour lui demander un billet, et je vous demanderai, s’il nie l’envoie, quand vous voudrez vous en servir. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


British Muséum,

10 juin au soir 1862.

Madame,

Je reçois votre lettre un peu tard ; elle m’est apportée par un de mes amis qui a eu l’esprit de passer chez moi et de prendre ma