Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A supposer que le sentiment religieux ait suffi pour engendrer cette institution, ce n’est pas lui qui l’a maintenue si longtemps en Grèce, c’est l’intérêt politique, c’est le désir de conjurer l’appauvrissement de la classe aristocratique. Il se peut même qu’à Sparte, comme chez les Slaves méridionaux, on ait vu là un excellent moyen de consolider la puissance militaire de l’Etat[1].

Après plusieurs siècles de vie patriarcale, les familles se rapprochèrent et la cité naquit. M. Fustel de Coulanges déclare qu’il est superflu de rechercher les raisons qui les réunirent ; il se borne à constater que « le lien de la nouvelle association fut un culte. » J’estime, au contraire, que cette recherche était indispensable ; car, pour connaître la nature de l’Etat antique, le mieux est en somme d’examiner l’objet pour lequel il a été institué. Or il est notoire que les familles se rapprochèrent, non pour prier une divinité commune, mais pour se prémunir contre les maux dont elles souffraient, pour abolir ou restreindre les guerres privées, pour lutter contre leurs voisins, pour acquérir plus de force et plus de sécurité. La religion fut le signe bien plus que la cause de leur fusion, et, pour peu qu’on écarte ces apparences, on s’aperçoit que le vrai principe de cohésion fut ici encore l’intérêt.

Dans les villes grecques et italiennes il y avait des classes distinctes : c’est ainsi qu’à Home il existait une plèbe en dehors du patriciat. M. Fustel veut à tout prix que la barrière infranchissable qui se dressait entre les patriciens et les plébéiens fût d’ordre purement religieux. Les premiers formaient, dit-il, une sorte de caste, seule agréée de la divinité, seule apte à l’honorer, tandis que les seconds étaient une masse confuse de gens impurs, dépourvus de religion, et exclus à la fois du culte public et de la cité. Il va même jusqu’à expliquer l’infériorité de quelques-unes de ces familles par cette considération qu’elles ne surent pas « créer des dieux, arrêter une doctrine, inventer l’hymne et le rythme de la prière. » Cette idée qu’il se fait de la plèbe est difficile à accepter. Si elle était exacte, on s’attendrait à rencontrer un patriciat de plus en plus étroit à mesure qu’on remonterait vers les siècles où la foi était la plus vive. Or c’est justement le phénomène inverse qui eut lieu. Sous les rois, la classe patricienne s’ouvrit à un assez grand nombre de familles étrangères, et elle ne se ferma qu’au début de la république. Pour en pénétrer le motif, il n’est pas nécessaire de recourir à la religion ; on n’a qu’à se rappeler que toute oligarchie tend à se rétrécir lorsqu’elle est livrée à elle-même. La royauté, qui servait de

  1. Je me permets de renvoyer pour tout ceci à mon volume sur la Propriété foncière en Grèce. Paris, 1893, Hachette.