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qu’il ne s’est pas trouvé de folkloristes pour les recueillir, et qu’on n’eût pas gâché, pour les noter, de précieux feuillets de parchemin. Quelques bribes pourtant nous sont parvenues de ces chansons vilaines, et cela grâce à de très aristocratiques trouvères : ils voulaient, en leurs romans de la Violette, de Guillaume de Dôle, du Châtelain de Couci, décrire les fêtes seigneuriales et les danses qu’y menaient barons et hautes dames ; or, à toute époque et partout, depuis la bourrée, introduite à la cour par Marguerite, sœur de Charles IX, jusqu’au menuet et à la valse, toute danse est originellement paysanne. Il en était de même dans les châteaux du moyen âge, et c’est ainsi que les romanciers d’alors font parfois chanter à leurs nobles héros, pour animer leurs caroles, des couplets de vilains. — De plus, des fragmens de chansons de danse ont parfois été adaptés comme refrains à des chansons aristocratiques, et ce fut l’une des plus curieuses trouvailles d’idées de M. Jeanroy et de M. G. Paris, que de s’aviser d’une difficile enquête à travers l’amas des poèmes courtois pour extraire de leur gangue, par une opération à la fois intuitive et critique, ces paillons de poésie populaire[1].

Veut-on, comme il est nécessaire pour comprendre ces chansons, se représenter les danses qu’elles accompagnaient ? Qu’on lise l’Iliade, au chant XVIII, comme nous y invite M. G. Paris par un rapprochement exact autant qu’imprévu ; on y trouvera la description d’une carole, sculptée sur le bouclier d’Achille : « Là, l’illustre Boiteux avait émaillé une ronde, semblable à celle que jadis, dans la grande Cnossos, Daidalos disposa pour Ariadné aux beaux cheveux. Et les adolescens et les belles vierges dansaient avec ardeur en se tenant par la main. Et celles-ci portaient des robes légères, et ceux-là des tuniques finement tissées, qui brillaient comme de l’huile. Elles portaient de belles couronnes et ils avaient des épées d’or suspendues à des baudriers d’argent. Tantôt ils mouvaient leurs pieds avec une légèreté habile, comme quand un potier essaye le mouvement de la roue qu’il fait courir sous sa main ; tantôt ils s’avançaient en file à la rencontre les uns des autres, et la foule charmée se pressait autour.

  1. Il faut se servir très prudemment de ces refrains : « Les chansons de carole que nous possédons, dit M. Gaston Paris, ont toutes été composées à l’usage de la société aristocratique… M. Jeanroy a dissipé l’illusion d’après laquelle on aurait affaire ici à de la vraie et pure poésie populaire. Il a montré que beaucoup de ces refrains appartiennent à la poésie courtoise, qu’ils en ont toutes les formules et toutes les conventions, et que ce qu’ils nous ont conservé de poésie populaire, à quelques exceptions près, n’est qu’un reflet plus ou moins lointain. » Dans les pages qui suivent, on s’attachera à ne citer que les fragmens qui paraissent soit populaires, soit sensiblement voisins de la poésie populaire.