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Paris, se montra sur la place Saint-Marc la tête couverte d’une belle perruque. Quelques jours après, tous les nobles de Venise s’étaient fait couper les cheveux et portaient perruque. Le changement fut si brusque, et prit des proportions si énormes, que le Comité des Pompes, pour y mettre bon ordre, dut réclamer l’appui des inquisiteurs d’État. Et un décret parut, interdisant sous les peines les plus sévères le port de la perruque. Force était de se soumettre. Il ne fut même point permis aux Vénitiens d’attendre, pour revenir à l’ancienne mode, que leurs cheveux eussent un peu repoussé. Seul l’avogador Lorenzo Donato, qui était chauve, obtint, à force de larmes et de supplications, de porter une petite perruque en forme de calotte. Et bientôt il y eut à Venise une foule d’hommes de tout âge et de toute condition qui s’aperçurent qu’ils étaient chauves, ou qu’ils allaient le devenir. Le Comité des Pompes fut assailli de pétitions. Il ne cédait point, mais il tolérait, se réservant de sévir si la mode nouvelle se généralisait. La perruque reparaissait, d’autant plus haute qu’on la portait maintenant sans se faire couper les cheveux, dans la crainte d’avoir encore à l’abandonner. Et bientôt la mode se généralisa à un tel point, que toute possibilité de résistance parut désormais impossible. Le Sénat essaya bien encore, le 7 mai 1701, de créer une commission spéciale « chargée d’entrer dans toutes les maisons de la ville, et de dresser la liste des personnes portant perruque » ; mais en 1709 on vit le doge lui-même, Giovanni Cornaro, se présenter au Conseil la tête coiffée d’une perruque ; et dès lors le Comité des Pompes fut définitivement forcé de se résigner.

Il y eut en revanche de vieux patriotes, et même quelques jeunes enthousiastes, qui ne se résignèrent point, et prétendirent rester fidèles à l’ancienne mode nationale. C’est ainsi qu’un jeune gentilhomme, Antonio Correr, organisa une ligue de deux cent cinquante patriciens, qui tous s’engagèrent par serment à ne point porter de perruque. Mais quelques années à peine s’étaient écoulées, que l’héroïque Correr restait seul de toute sa ligue, aucun de ses deux cent quarante-neuf compagnons n’ayant osé continuer à se singulariser, ni résister davantage à une mode aussi contagieuse. Un autre jeune noble, Nicola Erizzo, se montrait, lui aussi, avec ses cheveux naturels : mais ce n’est point par goût qu’il se passait de perruque. Il avait au contraire au sommet du crâne une affreuse cicatrice, souvenir d’un coup de sabre reçu naguère dans des conditions assez humiliantes ; et il eût été ravi de pouvoir la cacher. Mais son père, par testament, avait déclaré que celui de ses enfans qui porterait perruque serait aussitôt déshérité, et que sa part de patrimoine serait attribuée à l’hôpital della Pieta. Encore Nicolo finit-il par faire casser le testament paternel ; et une convention avec les gérans de l’hôpital lui permit de se couvrir la tête de la perruque à la mode.