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La perruque n’eut plus alors d’autres adversaires à Venise que quelques extravagans, comme le poète Carlo Dottori, ou comme ce Luigi Foscarini di Paolo, qui, ne pouvant se décider à choisir entre l’ancienne et la nouvelle mode, avait du moins essayé de les concilier. Les historiens le citent comme la dernière barbe qu’on ait vue à Venise au XVIIIe siècle.

Mais à défaut du Comité des Pompes, un autre pouvoir s’occupait de réglementer le port de la perruque : d’année en année, la mode amenait de France quelque façon nouvelle, qui devenait aussitôt la seule honorable. Tour ù tour on vit à Venise des perruques à la courtisane, à la dauphine, vingt autres variétés sans cesse plus étranges et plus compliquées. Et non seulement les nobles Vénitiens prenaient au dehors les modèles de leurs perruques, mais ils entendaient encore s’approvisionner au dehors de leurs perruques elles-mêmes ; et toute perruque confectionnée par un coiffeur vénitien était infailliblement tenue pour un indice de pauvreté ou de mauvais goût. En 1705, les provéditeurs déclaraient dans un rapport qu’une des causes d’appauvrissement de l’État était « l’importation de cheveux blancs d’origine flamande. » Pour y remédier, on s’avisa, quelques années plus tard, de faire venir des duchés de Parme et de Toscane les produits destinés à la confection des faux cheveux. Mais les nobles Vénitiens ne voulaient décidément pas des produits locaux ; et les perruquiers ne purent leur faire admettre ces coiffures indigènes qu’en les leur vendant aussi cher que les françaises et les flamandes.


Par un phénomène singulier, les dames de Venise restèrent attachées beaucoup plus longtemps que les hommes aux modes nationales. Mais lorsque, le 16 août 1725, elles virent, à la Scuola di San Rocco, deux Anglaises coiffées de hautes perruques, c’en fut fait pour toujours de leur fidélité aux coiffures anciennes. En vain « leurs frères, leurs maris, leurs amans » protestèrent-ils contre une mode contre laquelle nous ne voyons pas trop d’ailleurs le droit qu’ils avaient de tant protester : dès l’année suivante il n’y eut pas à Venise une seule dame qui ne portât sur la tête des montagnes de faux cheveux. Et bientôt les coiffeurs furent si nombreux, et devinrent des personnages si importans, que ce fut un lieu commun pour les auteurs comiques de les mettre en scène, et pour les moralistes de déplorer leur triomphe. En 1797, la corporation des perruquiers vénitiens comptait 852 membres. « Et ainsi, ajoute M. Malamani, tandis que nos forteresses tombaient, facile proie, aux mains de l’ennemi, sans trouver un soldat pour les défendre, un bataillon composé de près d’un millier d’hommes se tenait prêt à défendre le toupet, la perruque, et tous les artifices des cheveux en faux ! »