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votes du Sénat. Une telle attitude peut être soutenue pendant quelques semaines, peut-être même pendant quelques mois, mais elle a nécessairement un terme. Le moment vient, un peu plus tôt, un peu plus tard, où le ministère a besoin d’un crédit pour continuer de gouverner : le Sénat est alors maître de la situation. Le refus de voter les crédits de Madagascar lui a donné la victoire finale. Le gouvernement a dû se retirer. La question de savoir si le Sénat a ou n’a pas le droit de renverser les ministères s’est trouvée résolue. On pourra continuer de la discuter théoriquement dans les journaux : en fait, elle est tranchée.

Les radicaux n’ont pas manqué de pousser des cris de colère contre la haute assemblée ; les socialistes l’ont même accusée de manquer de patriotisme. Refuser les crédits nécessaires à la relève de nos malheureux soldats engagés à Madagascar semblait être un crime inexpiable. Les socialistes n’oubliaient qu’une chose, à savoir que le plus grand nombre d’entre eux, et les plus considérables, avaient repoussé les mêmes crédits à la Chambre. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient contraires à la politique suivie à Madagascar. Il leur suffisait d’avoir désapprouvé le principe de l’expédition pour se croire le droit de laisser nos soldats en souffrance dans une île lointaine, où ils avaient été envoyés par la volonté du pays. Soit ; mais dès lors, ils avaient mauvaise grâce à s’indigner avec tant de véhémence contre le Sénat qui, lui, ne refusait pas les crédits, et qui attendait seulement pour les voter d’avoir devant lui un ministère digne de sa confiance. Il n’a même pas attendu aussi longtemps, et peut-être a-t-il bien fait, car il était difficile de prévoir quel devait être le futur ministère, et rien ne garantissait qu’il serait sensiblement supérieur à celui de M. Bourgeois. N’avons-nous pas été un moment menacés d’un cabinet Sarrien ? \près avoir refusé les crédits de Madagascar à M. Bourgeois pour des motifs politiques, n’aurait-on pas eu l’air de donner une marque de confiance à son successeur si on les lui avait accordés trop vite ? Le Sénat l’a compris. Il a montré une véritable présence d’esprit dans l’empressement avec lequel il a voté les crédits aussitôt après la démission de M. Bourgeois. C’était indiquer et préciser une fois de plus que le ministère radical avait été le seul obstacle à son vote. C’était échapper au reproche de laisser inutilement, un jour de plus, le corps expéditionnaire dans l’abandon. Toute cette campagne a été conduite avec une sûreté de main remarquable. Elle fait honneur au Sénat.

Au reste, on se tromperait beaucoup si on croyait que c’est le Sénat qui a tué le ministère Bourgeois : il l’a achevé seulement, parce qu’il fallait bien en finir, mais le coup décisif a été porté par les conseils généraux. Plusieurs fois déjà depuis quelques années, les conseils généraux, soit directement, soit indirectement, ont joué un rôle considérable dans notre histoire politique. Il y a là une force réelle, avec laquelle il faudra peut-être compter de plus en plus. On n’a pas oublié