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assez marquée pour le mauvais. Mais il passe rapidement surtout, comme inconscient de la portée d’aucune de ses paroles, et ainsi l’impression générale de vivacité et de santé n’en est pas troublée, non plus que par ailleurs elle ne l’est d’un certain cachet d’archaïsme qu’adopte parfois la langue.

Ce que j’ai dit plus haut de M. de Liliencron, qu’il se contentait d’exprimer sa personnalité, sans l’analyser en rien, j’aurais pu le répéter avec presque autant de vérité pour chacun des poètes qui se sont groupés autour de lui. Tous ces écrivains, en effet, n’ont guère eu qu’une pensée : se donner sans contrainte, le plus naturellement possible, mais sans descendre dans les coins obscurs de leur être, sans s’arrêter à approfondir les motifs de leurs sensations ou de leurs pensées, de leurs sentimens ou de leurs actes. Le conflit entre le cœur et l’esprit, qui inquiète tant d’âmes contemporaines, ils paraissent à peu près complètement ignorer même qu’il puisse exister. Cette ignorance contribue d’ailleurs à leur garder ces qualités d’exubérance et de fraîcheur qu’on ne peut refuser de leur reconnaître. Ils n’ont pas d’inquiétude, ils n’ont que des désirs ; ils n’ont pas de regrets, et ils connaissent le repos ; ils se trompent sur beaucoup de choses, mais ils ne doutent de rien, et ils ont de la volonté. Leurs paroles sont des actes de leur vie, et non pas des commentaires sur les actes de leur vie. Si encombrée que reste inévitablement cette poésie de mots et de pensées de nos vieilles civilisations, on croirait y voir non pas seulement la poésie d’une nouvelle génération, qui vient de secouer un joug pesant et qui respire avec ivresse la liberté reconquise, mais y voir même la poésie d’un peuple jeune, -naïf et sensuel, ardent et impétueux, à la fois capable d’accomplir des actes nobles et bons, ainsi que des actes de basse cruauté. Il va sans dire que je ne parle là que de l’impression générale qui se dégage de l’ensemble de ces nouvelles œuvres, quelques contradictions que l’on puisse trouver ici ou là entre le détail et cette impression générale.

C’est pour éviter de mêler aux noms que j’ai cités le nom d’un poète qui semble, au contraire des autres, aller d’instinct à l’analyse, que j’ai réservé jusqu’ici le nom de M. Richard Dehmel, l’un des plus curieux parmi les nouveaux poètes allemands, et dont les œuvres s’appellent Rédemptions, et Mais l’amour ! La poésie de M. Dehmel reste tout à fait individualiste. Je n’irai pas dire qu’en outre il y fasse très consciemment, scientifiquement, de la psychologie. M. Dehmel ne serait pas poète, s’il procédait ainsi. Or, il est certainement tout autant poète que les autres. C’est une sorte d’instinct qui le pousse à effeuiller la fleur de son moi, à arracher du sol la tige où elle