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vivre au pied de ce trône, qui était alors le premier du monde, avec la perspective d’y monter un jour, il n’était pas en Europe une princesse dont cette destinée n’eût enflammé l’imagination. A plus forte raison en devait-il être ainsi pour une enfant élevée solitairement, dans des circonstances assez tristes, entre une mère et une grand’mère également Françaises de cœur. Aussi, lorsque en exécution des engagemens pris dans le traité secret du 29 juin, Tessé arrivait à Turin, en apparence pour y servir d’otage, mais en réalité pour achever d’y conclure le mariage du duc de Bourgogne, il trouvait, comme nous l’allons voir, la petite princesse toute préparée au nouveau rôle que ses onze ans allaient avoir à jouer.


III

Tessé fit son entrée à Turin le 13 juillet 1696. « Comme il était naturellement magnifique, » disent les Mémoires du marquis de Sourches, il avait mené avec lui trente mulets, et dix chevaux de main. Il était accompagné du marquis de Bouzols, le gendre de Croissy, gentilhomme de fort bonne maison, mais assez court d’esprit, et dont les belles perruques sont, plus d’une fois, dans les lettres de Tessé, l’objet de railleries. Ils devaient tous deux demeurer en otages jusqu’à la fin de la trêve ; mais, dès le lendemain de son arrivée, Tessé pouvait avec raison écrire à Louis XIV « qu’il n’était regardé par personne sur ce pied-là[1]. » En effet, il avait été reçu plutôt comme un ambassadeur porteur de propositions de paix. En Piémont, on était fatigué de la guerre. Les Allemands ne s’y étaient guère fait aimer. Tout alliés qu’ils fussent, ils n’avaient guère moins vécu aux dépens du pays que les Français, et il y avait antipathie naturelle entre les deux races. Aussi, bien que le traité déjà signé entre Louis XIV et Victor-Amédée, par l’intermédiaire de Tessé, demeurât un profond secret, l’instinct populaire ne se trompait pas en croyant que trêve signifiait paix, et l’allégresse était générale. La foule se portait sur le passage de Tessé « avec des acclamations et des témoignages de joye que quelques particuliers poussèrent jusqu’à crier à voix basse : « Vive le roy. » Il était deux heures de l’après-midi lorsqu’il mit pied à terre dans la cour du palais. La duchesse Anne était à la fenêtre, et, cachée derrière elle, la petite princesse Adélaïde regardait curieusement descendre de cheval l’homme qui se présentait au nom de son futur époux.

  1. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 14 juillet 1696.