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demande à être incorporé à un autre qui n’en veut pas. Si beaucoup de jingos américains seraient heureux d’étendre l’influence de la Confédération dans le Pacifique, une partie plus calme de l’opinion repousse toute annexion en dehors de l’Amérique, surtout lorsqu’il s’agit d’un petit archipel à population bigarrée où les conflits de race sont perpétuels et pourraient entraîner des difficultés extérieures.

Il y a de par le monde beaucoup de pays bilingues, trilingues même comme la Suisse, mais les populations de différente origine occupent en général des territoires distincts. Je ne crois pas qu’il existe une seule contrée où l’on puisse voir autant de races diverses qu’à Hawaï, vivant entremêlées dans les mêmes villes et les mêmes campagnes, mais à ce point distinctes que, lorsque le gouvernement veut se faire bien entendre de tous, — pour réclamer le paiement des impôts, par exemple, — il fait afficher ses avis en cinq langues : anglais, hawaïen, portugais, chinois et japonais. Les pauvres indigènes ne sont plus aujourd’hui qu’une minorité sur la terre de leurs ancêtres. De 200 000 qu’ils étaient lorsque Cook découvrit leurs îles, ils sont tombés à moins de 40 000, portant la peine de la facilité avec laquelle ils se mêlaient aux autres races, et succombant en foule aux maladies et aux vices que leur apportaient les aventuriers blancs et jaunes : la lèpre, la phtisie, bien d’autres fléaux encore, joints à l’usage immodéré des boissons alcooliques, voilà ce qui a produit la décroissance des Hawaïens comme des hommes de même race qui habitent toute la Polynésie, et non je ne sais quelle loi mystérieuse de la disparition d’une race inférieure devant une race supérieure. Ceux mêmes qui leur ont voulu du bien, comme les missionnaires, ont souvent aggravé les maux qu’ils espéraient guérir, en imposant aux indigènes de brusques changemens d’habitude et l’usage de vêtemens compliqués. Lorsque les Européens ont voulu mettre en valeur les ressources naturelles des îles, ils se sont aperçus qu’ils avaient détruit un instrument nécessaire sous ces climats trop chauds pour leur permettre de travailler. Ils ont alors amené d’abord des Chinois, puis, voyant de redoutables concurrens dans ces patiens travailleurs, des Européens acclimatés, des Portugais des Açores, qui prospèrent, d’ailleurs, admirablement, et sont devenus en grande partie petits propriétaires après avoir travaillé aux plantations des Américains. Depuis quelques années, d’autres Jaunes viennent en foule auxquels on n’ose interdire comme aux Chinois l’entrée de l’archipel, parce qu’ils ont des canons et savent s’en servir. Bref 40 000 indigènes et métis, 24 000 Japonais, 15 000 Chinois, 13 000 Portugais, 4 000 Américains, 3 000 Européens —