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n’eût songé à détruire dans les autres les croyances qu’il reconnaissait être le fondement de l’ordre social. Pour toutes ces raisons, les hommes parvenus au pouvoir en 1848 y avaient apporté leur confiance dans le citoyen, dans le peuple, dans l’humanité. En vain la longue épreuve de l’empire avait suivi : elle les avait atteints à une époque de la vie où, comme l’ossature, les idées ont acquis leur rigidité et ne changent plus. Et ils se retrouvaient les mêmes en 1870, habitués à voir dans la république moins un pouvoir qu’une émancipation universelle, et prêts à établir non seulement le moins impérieux mais le plus désarmé des gouvernemens.

Tout autres étaient les hommes qui, âgés de trente-neuf ans comme Rochefort, de trente-sept comme Jules Ferry, de trente-deux comme Gambetta représentaient une génération nouvelle. Eux aussi étaient fils de leur temps, d’un temps fort peu semblable à celui qui avait précédé. Leur jeunesse s’était heurtée à la jeunesse d’une dictature, le premier vol de leur pensée aux barreaux d’une cage, leurs espérances à un régime qui non seulement avait supprimé la république, mais attestait l’inaptitude de la nation à se conduire elle-même. Les masses populaires, à qui la république de 1848 avait accordé le suffrage universel, s’en servaient, au lieu de se défendre, pour acclamer le maître. Les classes qui se vantaient naguère d’être dirigeantes avaient, par peur de la démagogie, abdiqué la fierté de leur indépendance et ne goûtaient plus que le repos d’obéir. Les puissances morales elles-mêmes, justice, science, religion, dont la grandeur est de n’appartenir qu’à la vérité, s’étaient faites les complaisantes de l’empire, et les chefs des catholiques n’avaient pas été les derniers à lui présenter l’encens, comme si la servitude de la nation était la sûreté de l’Eglise. Les républicains entrés dans la vie intellectuelle à cette heure triste, dure aux hommes, mortelle aux principes, ne rencontraient qu’une contradiction hautaine, violente, inconciliable, non seulement entre eux et le pouvoir, mais entre eux et la France. Après l’âge d’or, c’était pour l’opposition l’âge de fer.

Elle n’avait pas même le droit de protester publiquement contre sa défaite. L’empire tenait au-dessus de toute discussion son origine et ses actes. Conscient qu’on ne peut laisser sans aliment l’activité d’un peuple, il n’avait, pour tromper la faim des intelligences, abandonné aux hommes de pensée que les controverses philosophiques. Les seules questions de philosophie qui, hors un monde fermé de savans, puissent passionner les hommes sont les controverses où est engagée la religion. Dans les chaires officielles, dans les livres, dans les journaux,