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Comme Crémieux, Garnier-Pagès avait déjà gouverné la France. Les acclamations qui en 1848 saluèrent son nom étaient un hommage posthume à la mémoire de son frère. Depuis, le survivant croyait qu’à son propre mérite s’était ajouté celui du mort. Il eût été l’homme d’État qu’il croyait être, si le désir, le travail et l’amour sincère du bien public suffisaient. Il portait sur son visage la solennité de grands desseins et marchait comme accablé sous le poids de sa pensée. Quand il s’en déchargeait, le poids était pour ses auditeurs, car il n’avait amassé, par un effort obstiné, que les lieux communs du bon sens ou des erreurs banales ; et il donnait l’impression que le vide peut être lourd. D’ailleurs l’estime qu’il avait de lui-même le tenait pur de toute bassesse, de toute intrigue, et, sûr que les hommes nécessaires ont leur heure, il attendait, dans la dignité de la vie, la dignité des honneurs. A la considération qu’il méritait se mêlait un peu d’ironie, l’ironie mortelle à l’influence : car les hommes obéissent parfois à ceux qui les font rire, jamais à ceux dont ils sourient. Garnier-Pagès n’avait jamais surpris ce sourire. Quand, le 4 Septembre, un nouveau caprice de l’émeute le rappela au pouvoir, il y porta la même droiture d’intention, la même confiance, la même médiocrité, certain de conduire les événemens qu’il allait voir passer, et il se fût ému, non de colère mais de pitié, si on eût contesté ses mérites de financier, d’orateur et de politique, pour le traiter de brave homme qu’il était.


Arago, plus encore que Garnier-Pagès, bénéficiait de mérites qui n’étaient pas les siens. Il devait la gloire de son nom à son père, sa fortune politique à son nom, ses idées à son parti : sa figure même, qui était noble et belle, ne semblait pas lui appartenir, tant elle rappelait celle des derniers Bourbons. Il avait à lui la bonne humeur, les allures aisées, la bienveillance aimable des heureux à qui tout advient sans peine. Il était de ceux que la démocratie aime parce qu’elle ne redoute pas leur fermeté incommode, de ceux que la camaraderie élève parce qu’ils ne portent pas ombrage. Capable de suivre fidèlement ses amis dans leurs fautes ou dans leurs belles actions, incapable de prévenir les premières ni d’inspirer les secondes.


Pelletan était devenu député parce qu’il était rédacteur du Siècle, et le siège avait été donné moins à la puissance de l’écrivain qu’à celle du journal. Quelque chose d’âpre, de passionné, de triste dans le talent et dans l’attitude, une puissance d’imagination noire qui transformait pour lui en certitudes toutes les