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compagnons, une gaîté naturelle et irrésistible, au tour imprévu, aux images originales, une verve copieuse et souvent grasse, et la prodigalité de toutes ses ressources en des entretiens où les pensées sérieuses, les jeux de mots, les reparties étincelantes, les considérations profondes et des éclairs subits d’éloquence se succédaient, dans un merveilleux désordre, et laissaient une inoubliable impression de vie et de puissance. Quoi qu’il fît, en effet, il s’imposait. Non qu’il payât de mine, replet, haut en couleur, borgne, la tête enfoncée dans les épaules, et les membres attachés trop court à un corps trop gras. Mais sa façon de rejeter en arrière cette tête, l’autorité du geste, la flamme qui semblait jaillir plus intense de son œil unique, transfiguraient l’homme : caresses, prières même venant de lui semblaient descendre de haut, et il y avait de l’autorité jusque dans son rire. Il possédait la force supérieure à la démonstration ; devant lui les volontés pliaient, même quand les intelligences n’étaient pas conquises, et il paraissait naturel aux autres d’obéir, comme à lui de commander.

Dans cette domination, tout n’était pas primauté légitime. Son éloquence roulait dans sa sonorité le mauvais goût, les lieux communs et les sophismes, pêle-mêle avec les idées justes et fortes, et le torrent était plus gonflé par la boue des orages que par la pureté des sources ; dans son assurance, il y avait de la présomption ; sous l’éclat de son personnage se trahissaient des pauvretés d’éducation et des grossièretés de goûts, et l’on avait droit de se demander parfois si la démocratie avait trouvé en lui son homme d’Etat ou son commis voyageur. De plus, ce qu’il laissait voir n’était pas lui tout entier. Cet être, convaincu jusqu’à la passion, spontané jusqu’à l’emportement, sincère jusqu’à l’imprudence, se doublait d’un politique habile à combiner de loin ses plans, à les poursuivre en dissimulant. Cette chaleur de tempérament était au service d’une intelligence froide : même quand il paraissait tout élan, ses élans pouvaient être tout calcul, il était capable de jouer comme en un rôle les émotions qui semblaient le dominer, et d’employer même ses fausses confidences et ses effusions publiques à mieux cacher ses desseins. Le sang génois qu’il tenait de son père lui avait peut-être transmis cette aptitude à la dissimulation, à la feinte, aux manèges occultes. Mais elle était insoupçonnée en cet homme si bruyant qu’il paraissait tout dire. Le Gascon cachait l’Italien. Pour ses défauts appareils, les vulgarités d’une nature d’ailleurs si riche, ils servaient même à son influence. Ils étaient comme des airs de famille entre lui et la multitude, ils diminuaient entre eux la distance, ils garantissaient au suffrage universel l’origine populaire de son élu.