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vainqueurs. Mais ce qu’aucun portrait n’a pu rendre, c’est le caractère d’impressionnabilité de sa physionomie et la mobilité expressive de son regard.

Notre cadre nous empêche d’analyser les qualités prouvées de l’homme d’Etat ; nous ne devons envisager ici que le « conducteur d’hommes », le chef d’armée.

Au physique, le négus est de haute taille, bien proportionné, très vert, dégagé dans la démarche, d’allures rondes, soigneux de sa personne, élégamment vêtu. Au moral, il a des idées élevées et des habitudes chevaleresques ; il est doué d’une intelligence supérieure et d’une rare faculté d’assimilation ; il a la passion du travail, l’amour du bien public et le sentiment de l’équité. Sans cesse désireux d’apprendre, il se fait expliquer par les Européens les inventions les plus récentes, et cherche à en faire profiter son peuple. Enfin, simple avec les humbles, digne avec les grands, sachant maintenir la discipline et imposer les innovations utiles[1], le négus-négesti est ce qu’on appelle une figure.

Comme général, Ménélik conçoit avec bon sens et exécute avec esprit de suite ; ses opérations sont méditées ; il commande en chef son armée ; il a dirigé personnellement les opérations contre les Italiens avec prudence, habileté et bonheur ; il connaît ses contingens et leurs nombreux chefs, et sait ce qu’il peut attendre de chacun d’eux. Il n’a point de chef d’état-major et donne les ordres de mouvement lui-même[2]. Sachant fort bien lire une carte, il a utilisé celle dressée par l’état-major italien. La stratégie du négus est bien celle d’un homme qui prétend descendre du roi Salomon : opérer dans des parages choisis, s’établir sur de solides positions, mettre à profit la supériorité numérique pour déborder, tourner, affamer et inquiéter l’adversaire, et, le moment venu, passer à l’offensive pour contre-battre ou devancer une attaque, puis, finalement, « submerger » l’ennemi. Cette stratégie si simple a permis à Ménélik de vaincre une armée européenne, inférieure en nombre, il est vrai, mais

  1. En Ethiopie, les nouveautés ne plaisent pas à tous, et il faut déjouer les menées des gens hostiles au progrès, ce que l’empereur sait faire avec tact et autorité. D’après M. J. Gaston Vanderheym, à des prêtres qui lui reprochaient de s’être laissé photographier par un Européen, « vu que le diable était dans l’appareil », Ménélik répondit : « Idiots, c’est au contraire Dieu qui a créé les matières qui permettent l’exécution d’un tel travail. Ne me racontez plus de pareilles sornettes, ou je vous fais rouer de coups. » Et les prêtres se le tinrent pour dit.
  2. Le bruit qui a couru de la présence d’officiers russes et français aux côtés de l’empereur éthiopien est erroné. Il n’y avait, avant la bataille d’Adoua, qu’un seul étranger dans le camp abyssin, un ancien officier d’artillerie, chargé de missions secondaires, relatives à la réparation des armes et du matériel, ainsi qu’à la fabrication de certaines munitions. Le capitaine Léontieff et d’autres officiers russes n’ont pu rejoindre le négus qu’à la fin de la campagne.