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du Petit-Andely, chassés par les Français, s’étaient d’abord réfugiés dans la forteresse, mais le gouverneur, Robert de Lascy, forcé de ménager ses vivres, les en expulsa bientôt. Repoussés ainsi à la fois par les deux armées, ces malheureux, vieillards, femmes, enfans, les Bouches inutiles, périrent, en quatre mois, de froid et de faim, dans le pli d’une vallée, entre les hautes murailles de l’Anglais et les hautes tours en bois des Français, également inflexibles. Après avoir mangé des herbes, après avoir mangé des racines, ils se mangèrent eux-mêmes, dit le chroniqueur, le chapelain du roi. M. Tattegrain, avec ce goût particulier pour les sauvageries que professo le dilettantisme aimable des jeunes générations, ne nous a point épargné cette scène de cannibalisme. On est en train, dans un coin, sur la gauche, de dépecer, en hurlant, un compagnon de détresse, mort ou mourant. Cet épisode répugnant était-il indispensable ? Augmente-t-il l’impression de pitié que le peintre a voulu nous donner, et qu’il nous donne par le spectacle lamentable de toutes ces pauvres créatures déguenillées, affamées, désespérées, se traînant de tous côtés dans la neige, fouillant les glaces, se rongeant les mains ? L’émotion soutenue avec laquelle il a représenté tous ces désespérés suffirait à nous toucher profondément, même si nous nous arrêtions à regarder séparément chaque figure, mais ce n’est point, en vérité, dans ces figures détaillées que réside la grandeur émouvante de la composition, c’est dans l’ensemble et dans le paysage, c’est dans la majesté silencieuse et impassible de ces escarpemens inabordables, de ces neiges stériles, de ce fleuve inutile, de ces murailles hautaines et de ces tours féroces, de toute cette accumulation d’insensibilités grandioses autour de ces pauvres êtres lâchement abandonnés. M. Tattegrain excelle à faire du paysage français, très réel et très observé, l’action principale de ses tragédies plébéiennes. Qui ne se souvient des tourbes affreuses dans lesquelles, sous une pluie glacée, tremblent les genoux des paysans humiliés de la Bataille de Cassel, et des dunes sablonneuses, tristement ensoleillées, d’où saillissent les ossemens que renifle le cheval de Condé ? N’eût-il que ce mérite d’avoir montré ce que pouvait être, en notre temps, le paysage historique, c’est-à-dire un paysage vrai, servant de cadre et d’explication à une action vraisemblable, M. Tattegrain, l’un des peintres qui comprennent le mieux, et d’ordinaire avec le plus de simplicité, les souffrances des humbles et les peines des laborieux, mériterait, dans sa génération, une place à part. Tout est français dans ses œuvres : la nature, les gens, le sentiment, l’émotion ; il faut lui savoir gré de cette sincérité fort rare et de ce patriotisme spécial.