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Lefranc, comme au plus consciencieux et au plus sagace des éditeurs.

Ce sont dix mille vers qui s’ajoutent à l’œuvre de la Reine de Navarre. Hâtons-nous de dire qu’ils n’ajoutent aucun éclat nouveau à la couronne poétique de la « Marguerite des princesses », et que pour la littérature elle-même l’acquisition est à peu près nulle. L’auteur de l’Heptaméron était aussi peu qu’il est possible un écrivain : elle ne s’est pas souciée de l’être. Elle n’attache aucune importance à ses compositions littéraires. Grande voyageuse, elle écrit dans sa litière, « en allant par pays », pour diminuer l’ennui de la route. Ou encore, les mains occupées à un ouvrage de tapisserie, elle dicte tout à la fois à Jean Frotté une lettre d’affaires, et à un autre secrétaire une chanson spirituelle ou un conte : elle ne se croit pas pour cela une émule de César. Elle est tout à fait dénuée du sentiment de la forme ; elle ne l’a pas plus dans sa prose que dans ses vers. Mais sa prose n’est que sa conversation mise par écrit. Or celle qui s’est elle-même désignée sous le nom de Parlamente avait au plus haut degré le goût de la conversation ; elle y apportait la grâce et la vivacité de son esprit ; en outre, dans la conversation de la bonne société d’alors se reflétaient les élégances venues d’Italie. Cela explique le tour plus moderne et, à tout prendre, la grande supériorité de l’Heptaméron. Dans ses vers Marguerite se réfère à des modes plus anciennes, aux formes surannées et usées du moyen âge. Prolixe et subtile, elle se perd en de monotones et d’interminables développemens ; elle note l’idée sous le déluge des mots ; elle éteint la hardiesse de la pensée et gâte la sincérité du sentiment par le style qui est lâche et l’expression qui est sans couleur. Je sais bien que son nouvel éditeur n’en convient pas, et qu’il lui arrive de traiter ces poésies d’admirables. C’est qu’il a eu la peine de les déchiffrer. S’il avait, eu seulement l’ennui de les lire, il avouerait avec tout le monde qu’elles sont insipides. Mais elles remettent en lumière la figure de cette femme d’élite à qui les lettres, les arts, la pensée libre, la haute culture sont redevables de tant de services. Elles nous initient aux préoccupations qui emplirent les dernières années de la vie de Marguerite. Elles nous font connaître au juste l’état de cette âme à la veille de la grande épreuve. Elles nous aident par-là à démêler les traits essentiels de sa nature et à mieux comprendre de quelle manière et dans quel sens elle a agi sur son époque. C’est plus qu’il n’en faut pour justifier cette publication.

Cette fin de vie, c’est le soir mélancolique d’une journée battue de plus d’un orage. Toutes choses font en même temps défaut à la pauvre reine : elle est à un de ces tournans de l’existence où il semble qu’il y ait une conjuration de la destinée pour faire de toutes parts blessure à notre cœur. Elle apprend, quinze jours après l’événement dont nul n’avait osé lui porter la nouvelle, la mort de François Ier. Elle voit après