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sortoient du corps aussy tôt ainsy qu’il trespassoit, elle vouloit veoir si l’on sentiroit quelque vent ou bruict, ou le moindre résonnement du monde, au desloger et sortir, mais qu’elle n’y avoit rien aperceu… Et ajouta que si elle n’estoit bien ferme en sa foy, qu’elle ne sçauroit que penser de ce deslogement et département de l’âme et du corps. » D’autres traits témoignent de ce tour habituel de sa méditation. Elle est de celles pour qui la crainte du mystère final a étendu son ombre sur toute la vie.

Aussi ne s’étonne-t-on pas de trouver sous sa plume cette plainte qui lui échappe au cours d’une lettre à François Ier : « J’ai porté plus que mon faix de l’ennui commun à toute créature bien née. » Cet ennui dont le faix s’est trouvé pour elle si pesant, ce n’est pas celui qui résulte des accidens de la destinée et du hasard des épreuves. Ces épreuves qui donnent au courage l’occasion de s’exercer et retrempent en nous l’énergie, servent à nous rappeler que l’existence est pour chacun de nous au prix d’un effort de volonté sans cesse renouvelé. Mais ceux mêmes qui se sont montrés forts dans l’adversité cèdent à la tristesse qui se dégage de l’ordre lui-même de l’univers. Ils réfléchissent aux conditions générales de la vie. Il y a ici-bas trop d’injustice ; la misère est trop prochaine et les espérances sont trop éloignées. Surtout la médiocrité de toutes choses fait le tourment de ces âmes éprises d’infini. Ce fond de tristesse généreuse, c’est ce qui donne à la physionomie de la reine de Navarre son caractère de noblesse et de gravité. Et ce qui fait le charme de cette physionomie, c’est que la surface reste néanmoins légère et brillante. L’humeur est mobile, « jamais oisive ou mélancolique », s’accommodant aux circonstances et aux gens, l’esprit aimable, avivé par le désir de plaire, le bon sens aiguisé par le goût de la raillerie et de l’épigramme. Il suffit de regarder les portraits de Marguerite : les yeux longs et à fleur de tête, le grand nez, la bouche largement fendue sont de la sœur de François Ier. Il suffit de parcourir ses lettres : les saillies et le pétillement de gaieté, la belle humeur et la raison moqueuse sont de la grand’mère de Henri IV.

Dans ce que nous venons de dire peut-être trouverait-on la réponse la plus satisfaisante à la question, d’ailleurs insoluble, des opinions religieuses de la reine de Navarre. Pour ce qui est de sa piété elle-même, de la sincérité et de la solidité de sa foi, on ne saurait les révoquer en doute. Mais dans quelle mesure accepta-t-elle quelques-unes des idées essentielles de la Réforme ? Rien de plus facile que de s’emparer de tels passages de ses écrits, et, en les interprétant au sens le plus rigoureux, de tirer l’auteur au protestantisme. Il reste à savoir si elle donna jamais, à part elle, cette précision à sa pensée et se soucia de pousser à bout certaines tendances de son esprit. Elle était femme