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qu’il voit. Il apprend peu à peu, mais très vite, à associer l’idée du lait qu’il va boire avec les mouvemens qu’on lui fait faire pour l’apporter à sa nourrice. Aussitôt ces mouvemens commencés, il cesse de crier pour n’exprimer de nouveau son impatience que si les délais qu’il considère déjà comme normaux sont dépassés. Dès les premiers jours, il dirige aussi sur les objets les fovea associées de ses deux yeux. Pour ne pas être écrites ou parlées, ces opérations n’en constituent pas moins tout un ensemble logique d’associations d’idées, de conclusions, d’expériences raisonnées en vue d’apprendre à connaître les objets extérieurs par les sens, et à mesurer les efforts et les mouvemens aux différens buts à atteindre.

Au bout d’un certain temps, tout ce travail mental effrayant devient inutile. Les sens et les membres dressés à leurs tâches respectives l’accomplissent sans le concours de l’intelligence, laquelle peut alors élargir le cercle de ses opérations et passer à d’autres exercices.

Point très important à noter : quand, par l’effet de l’habitude, une perception est devenue, pour ainsi dire, le résultat automatique d’un raisonnement devenu inconscient, le raisonnement actuellement conscient ne peut plus la modifier. Je m’explique par un exemple. Tout le monde sait que, si l’on appuie fortement un doigt dans le coin extérieur de l’œil fermé, on voit l’image lumineuse de ce doigt, non au point touché, mais dans une région voisine du nez. C’est ce qu’on appelle le phénomène du phosphène. Le doigt, exerçant une pression qui se transmet sur une portion de la rétine, détermine la formation d’une sensation lumineuse, en vertu du principe de l’énergie spécifique des nerfs de la vision. À la suite d’expériences innombrables, nous avons appris à situer le point lumineux, cause d’une sensation lumineuse, à l’opposé de la partie de la rétine où se produit l’impression. Cette habitude résiste à la connaissance actuelle que nous avons des causes de la sensation visuelle et à tous les raisonnemens que nous pouvons faire aujourd’hui. Il est bon de remarquer qu’il en est de même, en dehors des sensations, dans le domaine des associations d’idées. On pourrait convenir, par exemple, de désigner par le mot cheval toutes les idées aujourd’hui figurées par le mot table, et réciproquement. Si l’on fait l’expérience, on sera surpris des difficultés considérables qu’elle présente. À chaque instant des idées appartenant à l’ancien symbole viendront se mêler à celles que veut représenter le nouveau, et il y aura confusion. C’est ce qui, en musique, fait la grande difficulté de la transposition ou du changement de clef.