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la sentence de la fortune, et que nous aspirions à une revanche immédiate, M. de Bismarck et l’état-major militaire qui l’entourait annonçaient assez ouvertement l’intention de prévenir, par une reprise d’armes faite à temps, les desseins agressifs qu’on nous prêtait. C’est la menace qu’au moindre prétexte on se plaisait à nous faire entendre, et, en attendant que le moment parût venu de la réaliser, c’était nous qu’on représentait comme des trouble-fête toujours prêts à rompre, aux dépens du repos public, des engagemens déjà violés au fond de l’âme. Réfuter ces fausses imputations, dissiper ces ombrages, déjouer ces pièges, là dut se borner, pendant plus d’une année, toute notre action diplomatique.

Jamais tâche plus ingrate ne fut plus loyalement remplie. Le traité de Francfort fut exécuté dans la moindre de ses stipulations avec une bonne foi et même un esprit de conciliation dont les Prussiens eux-mêmes ont dû rendre témoignage. Aucun de nos actes ne put prêter même à l’interprétation la plus malveillante. Je me hâte de dire que cet exemple d’honnêteté et de sagesse avait été laissé par M. Thiers à ceux qui le remplacèrent et qui n’eurent qu’à s’y conformer. J’ajouterai même, pour rendre la vérité complète, que quand une oscillation de la politique intérieure ramena à la tête du pouvoir deux des amis de cet homme d’État (M. Dufaure et M. Jules Simon), le duc Decazes, qu’ils conservèrent pour collègue, n’eut qu’à se louer de la communauté d’efforts qui s’établit rapidement entre eux.

Rien n’était donc plus faux que l’intention qu’on prêtait à la France de vouloir se dérober par ruse ou par surprise à l’accomplissement des obligations que le sort des armes lui avait imposées. Mais est-ce à dire, cependant, qu’à cette heure où ses plaies saignaient encore, cette France, si cruellement atteinte, eût pris son parti de reconnaître le nouvel état territorial constitué à ses dépens et la répartition de forces qui en était la suite, — ces deux œuvres de la conquête, — comme un état de choses définitivement consacré ? Etait-ce un éternel adieu qu’elle croyait dire à ces populations en pleurs enlevées à ses bras maternels ? En face de son sol mutilé, de sa frontière béante, n’éprouvait-elle qu’une tristesse inerte et des regrets stériles sans nourrir l’espoir, sans attendre et sans songer à préparer la venue de meilleurs jours ? Personne ne le croyait. La résignation chrétienne n’est pas une vertu naturelle aux peuples, et je ne vois pas quel scrupule de loyauté ou d’honneur nous aurait imposé la loi de la pousser si loin. Il y aurait eu même, dans un si prompt oubli d’un glorieux passé, — dans une telle insensibilité pour les souffrances de nos concitoyens, — dans cette facilité à fermer les yeux sur une