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nomme angarebs. Ses trois califes, ses parens, quelques officiers l’entouraient. Le moribond reprenait de temps à autre connaissance, et dans un de ses momens de lucidité, il prononça les paroles suivantes : « Le calife Abdullah est désigné par le Prophète pour être mon successeur. Vous m’avez suivi, vous avez accompli mes ordres. Agissez de même avec lui. Que Dieu ait pitié de moi ! »

L’histoire de l’Europe abonde en exemples de souverains qui paraissent n’avoir exprimé leurs volontés suprêmes que pour donner à leur entourage le malin plaisir de ne pas les exécuter. On n’est pas, sur ce point, plus scrupuleux au Soudan qu’en Europe ; mais le calife était trop intéressé à ce qu’on respectât le dernier vœu du Mahdi pour n’y pas veiller. Il a déjoué toutes les tentatives dirigées contre son pouvoir. Et depuis onze ans le territoire qui s’étend de Dongola jusqu’au-delà de la région marécageuse du lac Nô, sur le haut Nil, et du Darfour à la rivière Atbara, est resté sous sa domination.

Quelques détails sur ce personnage ne sembleront peut-être pas, dans les circonstances actuelles, dénués de tout intérêt. Il est en Europe plus d’un homme d’Etat dont le repos est troublé par l’existence du chef à demi barbare qui règne à Omdurman. Sans sa fermeté, le Soudan oriental se serait vraisemblablement désagrégé. Darfour, Kordofan et Sennar, pays de Chendy, de Berber et de Dongola auraient repris leur indépendance respective. Un tel état politique ressemblerait beaucoup à celui qui existait dans cette partie du continent africain au XVIIIe siècle. Si le calife Abdullah ne s’était pas rencontré, la question du Soudan égyptien et par conséquent la question d’Egypte se poseraient très différemment devant les diplomates.

Or depuis quelques semaines, nous possédons justement sur lui un document nouveau, qui complète les renseignemens que nous tenions de ce Père Ohrwalder, dont un éminent écrivain a naguère présenté l’intéressante figure aux lecteurs de la Revue[1].

Les touristes réunis à Assouan en mars 1895 assistèrent à un spectacle inattendu, qui, nous le gagerions, laissa dans leur esprit une impression plus profonde que la vue des paysages des îles de Philé et d’Eléphantine, pourtant si nouveaux à des yeux d’Européens. Le 16, dans la matinée, ils virent un personnage d’allure singulière arriver des contrées lointaines du Sud et comme surgir d’entre les sables orangés et les roches brunâtres du désert. Il était vêtu et armé comme un Soudanais. Son teint

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1893, le Père Joseph Ohrwalder et ses armées de captivité dans le Soudan, par M. G. Valbert.