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s’émerveillait de la facilité avec laquelle son philosophe élucidait les questions les plus abstruses : « Je fus interrompu dans ma lecture par le réveil, que je jugeai fort intempestif, et j’eus la chance de retenir la dernière phrase que voici : « L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès. »

Il faut convenir que cet oracle manque de clarté ; mais on en trouve d’aussi obscurs dans certains livres dont les auteurs avaient les yeux ouverts. L’incohérence est pour beaucoup d’esprits un mystère sacré, et dans tous les temps on s’est facilement persuadé que les rêves avaient quelque chose de divin. Le plus sage des hommes, l’empereur Marc-Aurèle, pensait que les dieux lui parlaient dans son sommeil. Il les remerciait de l’avoir secouru dès sa jeunesse dans ses tentations : c’était à leur assistance qu’il était redevable « de n’avoir touché ni à Bénédicte ni à Théodote, et plus tard, ayant donné dans les folies de l’amour, de s’en être guéri. » Mais il les remerciait aussi de lui avoir révélé dans ses songes, soit à Gaëte, soit à Chrèse, différens remèdes pour ses crachemens de sang et ses vertiges. C’est une faveur qu’ils n’accordent pas souvent.

Tous les esprits se valent dans le sommeil, et tous les hommes se ressemblent dans leurs passions. Que le désir, l’amour, la colère les tienne, leurs pensées deviennent incohérentes, et leur conduite s’en ressent ; ils pochent cent fois le jour contre la logique, et ils ne s’en doutent point. On en connaît qui ont leur dada, leur marotte, et qui, extravagans à leurs heures, sont le reste du temps fort sensés : dès qu’il ne s’agissait plus de chevalerie errante, don Quichotte raisonnait comme un docteur. Mais laissons là les songes, les passions qui extravaguent et les cas morbides. La plupart des hommes sont fort illogiques ; ne le leur dites pas, vous les étonneriez beaucoup. L’école, l’église, la vie, le monde ont collaboré à la formation de leur esprit, et ils ont acquis de leurs divers instituteurs des croyances, des principes qui semblent incompatibles, et qu’ils ne s’occupent point de concilier. Il y a dans chacun d’eux plusieurs hommes, qui ne s’entendent sur rien, et qui pourtant ne se disputent jamais. La paix règne dans ces intelligences divisées. A quelque heure du jour ou de la nuit que vous passiez près de ces maisons tranquilles, vous n’y entendez jamais le bruit d’une querelle, il ne s’y dit pas une parole plus haute que l’autre.

Parmi les esprits incohérens, qui ne se demanderont jamais s’ils sont d’accord avec eux-mêmes, les uns sont de purs inconsciens ; d’autres, à demi consciens, sont des paresseux, à qui leur paresse est chère. Il faut se donner beaucoup de peine pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées, pour en dégager certaines idées maîtresses qu’on accorde tant bien que mal, et auxquelles on rattache toutes les autres.