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plein midi, les femmes qui passaient dans la rue, forcer la porte des magasins, jouer pour de l’argent dans les cafés le dimanche, et, ce qui est plus grave, s’autoriser pour ces frasques de l’exemple de leurs maîtres. Dans ce milieu de joueurs, de jockeys et de chasseurs bottés, on n’étudiait guère. Wordsworth s’y sent bien vite dépaysé. Il comprend « qu’il n’est pas fait pour cette heure, ni pour ce lieu » et que jamais son âme austère n’y trouvera l’emploi de ses « facultés saintes ». Une fois en sa vie, — ce sera la seule peut-être, — il sent comme Byron, et c’est quand il se trouve en présence de ces professeurs, de ces dons imbéciles, « vains — suivant l’expression du poète des Hours of idleness — comme leurs honneurs, lourds comme leur bière, tristes comme leur esprit et ennuyeux comme leur parole. » Incapable de passer sous les fourches caudines des examens, incapable de tourner en l’honneur d’un chancelier quelques vers latins présentables, Wordsworth renonce à toute ambition universitaire. Son meilleur temps alors, ce sont les vacances. Quand il retourne maintenant au pays natal, il apprend à goûter de plus en plus les paysans, à retrouver, sous leur rude écorce, ces vertus simples que la noble université de Newton ne connaît plus que de nom. Et il s’y éprend de la jeune fille qui sera plus tard sa femme.

En 1790, las de cette existence vide d’écolier, il prend une résolution qui fait scandale. Il renonce aux examens, aux concours imminens, et décide d’aller voir les Alpes, et du même coup la France. C’est sa véritable éducation de jeune homme qui commence. C’est la crise qui se prépare. « L’Europe, dit-il, était alors tressaillante de joie ; la France au plus haut des heures dorées, et la nature humaine semblait naître à nouveau. » Wordsworth fait route avec un étudiant gallois. Chacun a 500 francs en poche. Leur débarquement à Calais se fait parmi les fêtes. « Il y avait dans l’air une rumeur vagabonde d’allégresse. D’heure en heure la terre vieillie battait comme le cœur de l’homme ; ce n’étaient que chansons, guirlandes, bannières et faces heureuses. » « La déraison de la joie était alors sublime. » Nos voyageurs traversent la France en triomphateurs : « Nous portions un nom honoré en France, le nom d’Anglais, et ils nous saluèrent hospitalièrement comme leurs précurseurs dans la glorieuse carrière… » La France le ravit. Les Alpes lui agrandissent l’imagination. Il laisse les Suisses « ravis du triomphe de leurs proches voisins ». Quand il revient en Angleterre, il y rapporte le premier germe de la maladie morale qui va le ronger pendant sept ou huit ans.

Et d’abord, Wordsworth, qui s’est fixé à Londres, est pauvre. Malgré les objurgations des siens, il se refuse à prendre un état, plutôt que d’enchaîner sa vie. Il s’établit dans ce vaste Londres,