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faire de mauvaise besogne. En effet, dans les œuvres du concours civique, et l’œuvre du jury en est une par excellence, l’usage, l’exercice, l’expérience peuvent seuls façonner le citoyen, le rendre apte à sa fonction et créer une juridiction utile.


X

C’est donc au jury qu’il faut s’en tenir, mais à quel jury ? car son organisation peut se comprendre de bien des manières.

D’abord il est des âmes sentimentales, un peu naïves sans doute, qui voudraient pour juger la presse une sorte de jury d’honneur, ou plutôt un conseil de discipline composé d’écrivains, et exerçant sur les journalistes, groupés en Ordre ou en corporation, une juridiction de famille. C’est d’un tel jury qu’Emile Augier faisait le rêve. On se souvient des Effrontés : « Si les journalistes ne constituent pas, comme les avocats, un Conseil de l’Ordre, la Presse est perdue… » Est-il besoin de dire qu’une juridiction de discipline, assez ferme et puissante pour imposer ses lois aux journalistes, assez souple pour ne gêner en rien une profession dont la liberté est l’essence, serait la juridiction idéale ? Tous les amis de la presse doivent souhaiter l’accomplissement de ce rêve de self-government. Mais, à en croire la réalisation prochaine, ils risqueraient sans doute de paraître ingénus.

Le temps n’est plus où la presse française était une petite confrérie, où les partis connaissant leur presse, ayant un petit nombre de journaux, faisaient eux-mêmes leur discipline. Qu’on songe que dans les dernières années de la Restauration il n’y avait en tout à Paris que 12 journaux, comptant ensemble moins de 60 000 abonnés[1]. Aujourd’hui la presse périodique parisienne comprend 2 401 organes, et la presse provinciale, d’existence et de prospérité si récentes, en comprend 3 386.

Tel est le peuple immense auquel il faudrait qu’une juridiction de famille imposât une discipline ! Comment s’y prendrait-elle ? Il est inutile de se dissimuler que la plupart des journaux vivent aujourd’hui de la publicité, et sont par conséquent dans une tutelle financière qui rend plus chimérique encore l’aimable rêve d’Emile Augier.

Renonçons donc pour le moment au Conseil de l’Ordre de la presse. C’est un autre jury qu’il nous faut, mais lequel ?

  1. A la fin du gouvernement de Juillet, et dix ans environ après que Girardin eut révolutionné la presse en créant le journal à 40 francs, il se publiait à Paris vingt-six journaux quotidiens, comptant 200 000 abonnés.