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mâle et de pourvoyeur : je n’ai plus que faire de toi ! Tu as voulu aller au-delà ; tu n’as pas voulu admettre que mon intelligence fût à la hauteur de ta force : j’ai dû me débarrasser de toi ! »

Lorsque M. Strindberg veut bien laisser de côté ses théories et sa polémique, et se contenter de décrire ce qu’il observe, ses œuvres ont une valeur infiniment supérieure : car il sait voir, et il a un vrai talent pour décrire ce qu’il voit ; ses personnages, cessant alors d’être des porte-voix, vivent par eux-mêmes et donnent de leur vie une impression plus réelle. On en peut citer comme preuve la plupart de ses nouvelles, et son roman les Habitans de Hemsö qu’il a donnés en 1887.

Ces rudes campagnards, mi-pêcheurs, mi-cultivateurs des côtes de la Baltique, nous intéressent par la vaillance qu’ils apportent dans leurs combats contre une nature hostile. Prenons, par exemple, ce qui se passe dans cette ferme des Flod, sur l’île de Hemsö isolée au milieu des flots de la Baltique ; à plusieurs milles de la côte. Il n’y a sur toute l’île pas d’autre ferme que celle-là, pas d’autre habitation que cette grande maison rouge, au toit arrondi comme la coque d’un navire retourné la quille en l’air. Du haut du coteau où elle est située, descend vers la mer la grande allée sablée, bordée de chênes, qui aboutit au petit port où sont amarrées les barques de pêche et où se dressent les bâtimens qui servent à sécher et à saler le poisson. Les champs cultivés, les prairies où paissent les vaches et les moutons, indiquent que l’agriculture se partage avec la pêche l’activité des habitans de la ferme.

Depuis la mort du vieux Flod, c’est sa femme, la veuve Flod, qui la gouverne. C’est une petite femme accorte et active, hâlée par le grand air, avec de petits yeux enfouis au fond de la tête. Sans arrêt on la voit circuler de la laiterie à la maison, de la vacherie au poulailler. Son fils Gustave, grand chasseur et grand pêcheur devant l’Eternel, surveille la pêche. Mais c’est Carlsson, le garçon de ferme, le madré paysan du Vermland, qui, de fait, mène la ferme et régente tout le monde. Petit, trapu, tout en angles, énergique autant que rusé, il a fait un peu tous les métiers, laboureur, terrassier, colporteur, forgeron. Il n’y a pas longtemps qu’il est arrivé à Hemsö en guenilles, coiffé d’une casquette crasseuse, d’où pointaient ses cheveux couleur paille, et avec une gourde d’eau-de-vie suspendue à son cou. A l’exception de la mère Flod, qui avait tenu à avoir un aide à la ferme, tout le monde lui a fait grise mine. Mais il a bien vite vu où en étaient les choses, entre cette vieille qui n’entendait rien à ce qui n’était pas ses vaches et ses poules, et ce garçon toujours absent.