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Et il importe encore d’insister dès maintenant sur ce fait : que Wagner, en arrivant à Paris, connaissait à fond le théâtre allemand. J’ai dit les villes de second ordre où il avait fonctionné comme chef d’orchestre ; il avait, en outre, longuement habité Dresde et Leipzig, dont les théâtres jouissaient d’une grande réputation ; il avait, enfin, séjourné à Berlin. Il était donc amplement outillé pour comparer le théâtre français et le théâtre allemand, et pour mesurer, pour juger en pleine connaissance de cause, ce qu’ils pouvaient, l’un comme l’autre, présenter de qualités et de défauts.

Ce qui fut pour le maître une révélation, et qui eut une action décisive sur toute sa carrière ultérieure, on peut le résumer en quelques mots : il fut frappé d’abord de la perfection de détail que le public français exige et obtient, au théâtre comme au concert. Ceux qui connaissent l’Allemagne savent avec quelle facilité regrettable on s’y contente d’une exécution médiocre, voire incorrecte. Renan affirme que le Français manque d’imagination : disons donc en ce cas que l’Allemand en a trop. L’acteur, le chanteur donne quelques maigres indications de son rôle, et le spectateur allemand supplée le reste ; l’orchestre joue faux, l’auditeur allemand entend juste ; le décor est hideux, les yeux allemands le voient féerique. Et sans doute, dans un monde comme le nôtre, où la perfection est si rare, cette indulgence a quelque chose de louable, ou même de touchant, qu’on pourrait envier aux Allemands, si d’ailleurs et malheureusement, elle ne menait tout droit à l’atrophie du sens artistique. Lorsqu’on s’habitue à considérer la forme comme plus ou moins négligeable, on en arrive à perdre toute notion du beau. Stendhal écrit quelque part : « Hors de leur enthousiasme, les Allemands sont trop bêtes » ; c’est qu’en effet cet enthousiasme remplace trop souvent chez eux le jugement esthétique ; lui supprimé, il ne reste qu’un amas confus d’aspirations et de préjugés. De là, sur les scènes allemandes, un manque de style et de fini incroyable, confinant souvent au grotesque. L’Allemand fréquente beaucoup le théâtre, beaucoup plus que le Français, et est avide de nouveauté ; mais que les pièces soient pauvrement jouées, et la mise en scène plus pauvre encore, il n’en a cure. Le régisseur tire de son côté, le chef d’orchestre du sien, les acteurs, les chanteurs s’embarquent dans l’affaire, chacun pour son compte, au petit bonheur, et l’unité de direction fait partout défaut. Aujourd’hui, grâce à l’exemple de Bayreuth, quelques rares théâtres d’outre-Rhin font de louables efforts pour remédier à ce déplorable état de choses ; mais, pour arriver à en triompher, il faudra secouer la torpeur d’une nation entière. Qui croirait en France que la grande majorité des