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l’activité intellectuelle, et ce sont les exigences de la vie cérébrale. Elle constate en elle cette « imagination vorace à laquelle il faut continuellement des alimens, et des alimens forts et substantiels ». Cette activité d’âme, quand elle reste sans emploi, devient pour elle un tourment et une souffrance. C’est elle qui la porte à raisonner et à écrire, qui lui fait, sous l’action du bouillonnement intérieur, un besoin de s’épancher en « conférences vocales » et dissertations épistolaires. De là sa passion pour la lecture et aussi l’empire que certaines lectures ont exercé sur son esprit. Laissée à elle-même, ne trouvant auprès d’elle ni direction ni surveillance, elle lit au hasard tout ce qui lui tombe sous la main, n’opérant d’autre choix que celui où l’inclinent les tendances de son esprit. Ce qui est frivole, ne parle qu’à l’imagination et au cœur, ne la satisfait pas. Elle déteste les romans. Attirée d’abord vers l’histoire, elle déclare à dix-neuf ans qu’elle en est rassasiée, attendu que c’est toujours la même chose, et que désormais elle connaît suffisamment le monde civil et politique. Elle y préfère les sciences : « Je lis Maupertuis présentement, je suis dans l’astronomie, la physique, la géométrie ; je m’amuse infiniment… » Les ouvrages de morale et de philosophie sont pour elle son gibier en matière de livres. Plutarque, qu’à l’âge de neuf ans elle emportait à l’église en manière de semaine sainte, lui a fait une âme républicaine. Elle goûte les Essais et Télémaque. Elle s’exprime sur le compte de Voltaire en termes presque méprisans. « Nous l’admirons comme poète, comme homme de goût et d’esprit ; mais nous ne lui donnons qu’une autorité très bornée en politique et en philosophie. » En revanche elle est enthousiaste de Bayle, de Raynal, surtout du « divin » Jean-Jacques dont l’Héloïse est son bréviaire. L’esprit du siècle qui pénètre ainsi en elle a peu à peu désagrégé ses croyances religieuses et ne lui a laissé, à la place d’une piété d’abord fervente, qu’une vague aspiration vers un Être suprême et un Rémunérateur. Tel est l’état où son intelligence est parvenue, tel le point de vue où elle s’est définitivement placée : elle entend, si on discute avec elle, que ce soit « de philosophe à philosophe ».

Cette éducation qu’elle s’est donnée à elle-même, où elle s’est fortifiée dans la solitude, a pour effet de rendre la fille du graveur Phlipon tout à fait étrangère au milieu où la destinée l’a fait naître. Elle a l’impression que les gens qui l’entourent, n’ayant pas les mêmes habitudes d’esprit, ne peuvent la comprendre et sont indignes d’elle. Ce sentiment devient plus douloureux à proportion que son intelligence se développe et du jour surtout où la tendresse de sa mère vient à lui manquer. Désormais elle ne cesse de se plaindre de la médiocrité de ceux qui composent son cercle habituel ; elle exhale le mépris que lui inspirent ces êtres gauches et « dégoûtans » dont l’esprit est si court et