Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/669

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I

Réfléchissons d’abord sur quelques-uns des dons les plus brillants dont nous puissions nous parer : c’est par son imagination, par sa verve, par la profondeur de ses sympathies, par sa pénétration, par sa délicatesse, qu’un homme, le plus souvent, se fait admirer. Ne seraient-ce pas là, au fond, des qualités de la mémoire ?

Pour l’imagination, c’est presque évident. « Avoir de l’imagination, » c’est d’abord se représenter avec intensité les scènes ou les événemens auxquels on a assisté ; les revoir et les revivre. Or, imaginer ainsi, c’est se souvenir ; non passe souvenir d’une façon abstraite et verbale, mais d’une façon concrète et vivante ; cette force d’imagination n’est donc qu’une ténacité et une fidélité spéciales de la mémoire. — « Avoir de l’imagination, » c’est encore et surtout se représenter avec intensité des scènes ou des événemens auxquels on n’a pas assisté, par exemple des scènes ou des événemens futurs ; s’y transporter comme en personne ; vivre de loin ou vivre à distance, comme si l’on était en tel lieu, en tel temps ; voir par la pensée des objets ou des personnages soit inconnus, soit irréels, soit même impossibles. Or cette imagination-là, c’est encore la mémoire. C’est une vérité de psychologie élémentaire que les « images » les plus compliquées, les plus inédites ou les plus chimériques sont toujours des souvenirs diversement combinés entre eux ; on ne se représente l’avenir qu’en se souvenant du passé ; on ne prévoit qu’en revoyant. — Enfin « avoir (de l’imagination », c’est se représenter sous forme d’images concrètes même les idées les plus abstraites ; c’est voir les idées au lieu de les penser seulement ; c’est les rendre sensibles, visibles ou palpables ; c’est trouver toujours quelque phénomène physique, quelque objet où elles prennent un corps. La plupart des vrais écrivains et tous les vrais poètes sont ainsi faits : chez eux la conception s’achève en vision. Peut-être même n’y a-t-il pas d’esprits tout-à-fait nets sans cela : nous ne comprenons réellement une vérité que le jour où elle s’incarne à nos yeux en une image. Or il est clair que cette imagination-là n’est qu’une espèce de mémoire ; nous n’avons d’images à notre service que si notre mémoire est riche de « choses vues », que si nous avons beaucoup regardé et beaucoup retenu ; sinon l’image opportune nous manquerait toujours, et notre idée resterait abstraite. Un poète est donc un homme qui a dans l’esprit tout un trésor de « souvenirs visuels » ; et un écrivain comme M. Taine, chez qui l’idée est si nette qu’elle se dilate d’elle-même en image, était impossible