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nous-mêmes de ce sol natal, c’est encore un effort, sans doute assez tragique, de la volonté. — Voilà des cas où le rôle de la volonté n’est pas seulement théorique, mais efficace et réel. Voilà des cas où il serait singulièrement facile de rester dans l’erreur. Voilà des cas où nous choisissons notre croyance en dépit de nos désirs les plus profonds ; où la volonté est par conséquent la cause décisive : son énergie seule peut nous arracher à l’erreur, sa mollesse nous y condamnerait.

Donc la volonté est pour quelque chose — souvent pour beaucoup — dans nos jugemens. Sans force de volonté, pas d’esprit vraiment juste : la force de volonté est donc nécessaire. Mais elle ne suffit pas, du moins dans la réalité pratique. — Théoriquement on peut soutenir, et on a soutenu, qu’elle suffit ; à la rigueur, je peux choisir librement une opinion quoique tout me la montre fausse, et c’est le credo etsi absurdum de toute foi réelle. A la rigueur encore on peut refuser de croire à une opinion, quoique tout la confirme ; et c’est l’attitude de tout scepticisme absolu. Mais ce sont là des cas sinon purement théoriques, au moins tout à fait exceptionnels. En pratique, le choix d’un avis dépend toujours de quelques raisons — qui ne contraignent pas, je le veux, mais qui influent, — et ces raisons nous sont toujours fournies en quelque mesure par la mémoire. Si je me résigne à croire à l’infamie d’une personne aimée, c’est que certains faits trop suspects s’imposent à mon souvenir. Si je me résous à repousser la foi natale, c’est que je ne peux décidément plus oublier des objections qui se sont trop souvent et de toutes parts présentées. Bref, si j’évite une erreur quelconque c’est toujours ou qu’une objection s’est présentée à mon esprit, ou, à défaut d’objection plus précise, que le souvenir de mes erreurs passées me rend prudent. Dans tous les cas c’est à quelque qualité de ma mémoire que je dois de juger juste. C’est ma volonté qui décide, mais elle décide sous l’influence de certains souvenirs, de sorte que si les souvenirs sont trop rares ou trop peu prompts, quelle que soit ma volonté, j’ai toutes les chances de juger faux.

Il n’y a donc pas d’esprit vraiment juste sans une « bonne mémoire ». Il y a des gens que les « idées toutes faites » c’est-à-dire les souvenirs, égarent : avec moins de souvenirs, ils s’égareraient bien davantage. Il y a des gens qui ont l’esprit faux malgré une bonne mémoire : ils l’auraient plus faux encore si leur mémoire était mauvaise. Il y a des gens qui ont l’esprit juste malgré une mémoire qui semble mauvaise ; observez de près, vous verrez que cette mémoire n’est mauvaise qu’à certains égards : tel qui « retient » mal les dates et les événemens retient à merveille ses impressions passées. Il y a des gens chez qui l’esprit est juste parce que