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choix, et si cet homme réfléchi, toujours disposé à se juger, a payé dans l’occasion son tribut au dieu des coupes profondes et des témérités heureuses, il a consacré sa vie au service du dieu des idées claires, qui sont souvent des idées tristes.

La science pure avait été sa première vocation. A Berlin, dans sa jeunesse, il avait eu la passion de l’histologie, et il s’était promis de devenir un illustre microscopiste. Il ne tarda pas à changer d’humeur et de goût ; il découvrit un jour « qu’étudier l’homme au lit des malades est une plus belle occupation que la microscopie. » Notre caractère a plus d’influence sur notre destinée que le tour de notre esprit. Billroth s’avisa qu’il avait le caractère, le moral d’un grand opérateur, que quelque attrait qu’eût pour lui le travail de cabinet et de laboratoire, il était fait pour la vie d’action. Entre toutes les fonctions civiles, le métier du chirurgien est celui qui ressemble le plus au métier du soldat ; sa vie est une bataille ; comme un général aux prises avec l’ennemi, il doit avoir son plan d’attaque et de défense et compter sans cesse avec les accidens, conserver tout son sang-froid et l’entière possession de lui-même dans les instans critiques ; il est tenu, lui aussi, de travailler dans le sang et de n’avoir jamais l’esprit plus lucide que quand la liqueur rouge coule à flots. Il faut enfin que, comme un chef d’armée, il ait l’amour des grandes responsabilités, qu’il les porte sans plier, qu’il les porte avec joie. Quand on est né pour savourer cette joie, toutes les autres paraissent de qualité inférieure, et tout exercice de la volonté qui n’est pas accompagné de périls semble méprisable.

Billroth resta toujours un homme de science ; il en avait l’esprit, les habitudes, les défiances, les scrupules. Il méprisait les assertions sans preuves, et les routines aveugles le révoltaient. Il voulait analyser, comprendre, il s’appliquait à découvrir le pourquoi des choses, et il le demandait quelquefois à son microscope, qu’il aimait à consulter quand sa clientèle lui en laissait le temps. Il a usé de toutes les méthodes nouvelles ; mais il se défiait des exagérations, des engouemens, et ne croyait pas aux panacées. On lui fit un crime de n’avoir pas adopté sur-le-champ, avec enthousiasme, les méthodes antiseptiques ; il se plaignait que leurs partisans prissent souvent leurs préventions pour des raisons, il leur reprochait l’insuffisance de leur théories. Il finit cependant par se rendre, non sans faire ses réserves : « Je ne méconnais pas les énormes progrès pratiques dus à l’antisepsie ; mais quand j’envisage l’immense domaine de la chirurgie, j’estime que la partie opératoire n’en constitue guère que le tiers, et qu’au surplus l’antisepsie n’a rien à voir dans les opérations de la bouche, du rectum, de la vessie. L’identifier à la chirurgie me paraît un dangereux abus. » Il traitait de pernicieux fanatisme l’emploi inconsidéré de l’iodoforme, et quelque importance qu’il attachât à la bactériologie, il ne pensait pas que ce fût une de ces clefs qui ouvrent toutes les portes. « Elle