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des montagnes, comme il en avait exprimé le désir. Il avait le pied léger et il adorait l’Italie ; il employait ses vacances de Pâques à revoir Venise, Florence, Rome, ou à se promener en Sicile : « Cette nature me grise, je vis comme dans un rêve. Le jour de Pâques, Vienne me reverra, et je reprendrai mon licou. Le rêve et la vie, la vie et le rêve ! Ainsi s’en vont les années ! »

C’était la musique qui lui procurait ses plus beaux songes ; il l’a toujours aimée jusqu’à la fureur. Il jouait de plus d’un instrument et s’amusait quelquefois à composer. À vingt et un ans il écrivait à sa mère que la voix de Jenny Lind l’avait rendu presque fou ; plus tard Schumann le fera frissonner et pleurer : « Est-ce un bonheur, est-ce un malheur, s’écriait-il, que d’éprouver de si vives sensations ? » Son musicien favori était Brahms, avec qui il était intimement lié, et dont le génie lui était si sympathique qu’il ne pouvait entendre une de ses compositions sans se figurer qu’elle avait été écrite spécialement pour lui. La musique était, disait-il, son second moi et ses deux moi s’accordaient à merveille. Cet apollinien estimait que l’art est une science et que la science est un art, que l’un et l’autre dérivent de la même source, qui est une imagination bien réglée ; il aimait à dire, comme Trousseau, que le vrai médecin est un artiste savant, que c’est l’inspiration, le génie propre du métier qui fait les grands praticiens.

Il y a de petites passions qui gâtent les existences les plus favorisées, et les grands praticiens ne sont pas heureux quand ils sont jaloux. Billroth ne l’était point. Les succès des autres ne le chagrinèrent jamais. Il s’était fait un nom par d’audacieuses opérations qu’il avait pratiquées le premier, telles que la résection des mâchoires et l’extirpation du larynx. Il voyait sans chagrin qu’on en fit d’autres dont il ne s’était point avisé, et ce grand maître était toujours prêt à retourner à l’école. En lui envoyant le premier volume de son Traité d’hystérectomie, le docteur Péan l’avait prié de lui dire ce qu’il pensait de ses surprenantes entreprises qu’on traitait de criminelles. Il lui répondit qu’il se prononcerait après expérience faite. Il exécutait bientôt avec succès la résection du pylore, en suivant les règles tracées par l’opérateur français. Quelques semaines plus tard, il enlevait à son tour les grandes tumeurs de l’utérus par la voie abdominale, et il envoyait ses élèves les plus éminens, MM. Gussenhauer, Mikulicz, Eiselsberg, étudier à l’hôpital Saint-Louis le manuel de cette opération, qu’ils vulgarisèrent en Allemagne. Nouvelles méthodes d’hémostase, morcellement des tumeurs, il se faisait un devoir de tout expérimenter, et toute sa vie il lui en coûta peu d’admirer ses rivaux.

Le jour vient où les grands savans comme les grands artistes se ressentent des atteintes de l’âge ; ils n’ont plus la pleine possession de leur pensée et de leur main ; il faut s’arrêter, et qui s’arrête recule. C’est encore un malheur qui fut épargné à Billroth. Il fut toujours lui-même.