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Le livre de M. Meinsma n’est donc pas, à proprement parler, une nouvelle biographie de Spinoza. Mais je ne puis assez dire quelle importance il me parait avoir pour l’intelligence de sa pensée, ni d’une façon générale combien c’est un ouvrage intéressant et précieux. Car à défaut de renseignemens positifs sur la vie de Spinoza, M. Meinsma nous y fait connaître, en quelque sorte, tous les tenans et les aboutissans de cette existence singulière.

Il nous y montre, avec une variété, une richesse de détails, une précision admirables, les divers milieux où Spinoza a vécu, depuis la communauté juive où s’est écoulée son enfance jusqu’au cercle de savans et de libres-penseurs dont il faisait partie dans ses dernières années. Les amis du philosophe, ses premiers maîtres, ses correspondans, ses élèves, tour à tour il nous les présente, toujours notant au passage la part d’influence qu’ils ont pu exercer. Grâce à lui le rabbin Morteira, l’ex-jésuite Van den Enden, l’éditeur Rieuwertz, et Meyer, et Jelles, et Bleyenberg, cessent d’être pour nous des entités vagues : nous les voyons vivre, chacun dans le cadre spécial où Spinoza l’a connu : et à leur contact la figure même de Spinoza nous apparaît plus vivante.


Ainsi l’ouvrage de M. Meinsma est comme une série de tableaux, évoquant à nos yeux tout un petit monde : un monde de savans, de poètes, de pamphlétaires et de philosophes, personnages infiniment dissemblables de goûts, d’aptitudes et de sentimens, mais ayant entre eux un trait commun, qu’on pourrait appeler une sorte d’ivresse de la vérité rationnelle. C’est une ivresse qui rappelle, à cent ans d’intervalle, l’enivrement artistique de la Renaissance, mais combien plus naïve, plus grave, et plus vaine, et au demeurant plus touchante ! Jamais, peut-être, en aucun pays on n’a eu autant de confiance dans la toute-puissance de la raison humaine. Instruits par Bacon et Descartes à secouer le joug de l’autorité, ces braves Hollandais se sont mis, avec leur sérieux et leur bonne foi ordinaires, à attendre du libre exercice de la raison une lumière complète et définitive. Ils ont cru que rien ne s’opposerait désormais à ce que l’esprit humain entrât en possession de cette vérité absolue, que lui avaient si longtemps interceptée les mensonges intéressés des théologiens. Et aussitôt chacun est parti résolument en quête, à la façon de ce vieillard dont parle Stolle, « qui s’était fait à lui-même sa théologie. »

Spinoza a été l’un de ces chercheurs ; et comme il tenait ses découvertes soigneusement cachées, on n’en était que plus avide de pouvoir les connaître. A tout instant nous voyons dans le livre de M. Meinsma de nouveaux témoignages de cette curiosité ingénue : tantôt c’est un négociant d’Amsterdam, tantôt un magistrat de Dordrecht, qui