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cour, montée dans un degré de ravissement capable de lui faire oublier, pour ainsi dire, le mécanisme de l’humanité, si elle n’a pas, dans les premiers mois, quelque femme de chambre qui la puisse famillièrement soulager dans la crasse des nécessités[1]. »

C’était une habile raison que donnait Tessé lorsqu’il parlait du ravissement où serait montée la princesse Adélaïde quand elle arriverait à la cour de Louis XIV. Dans une autre dépêche il insistait encore sur cette même raison : « Au bout du conte, Sire, cette princesse est une enfant qui pleurera. C’est tomber des nues que de tomber de cette cour cy dans la vôtre, et bien que cette princesse n’y puisse être reçue que très tendrement et avec des soins d’elle infinis, cependant l’enfance comporte que l’on ait quelque mie à laquelle on fasse en familiarité confidence des petits besoins dont on ne se vante point aux inconnus ni aux nouvelles connaissances. »

Ici Tessé se montrait moins adroit, et les pleurs de la princesse Adélaïde n’étaient pas une considération qui pût faire changer d’avis Louis XIV. Ce n’était pas qu’il ne s’en préoccupât. Bien au contraire. Mais prévoyant, avec raison, que le moment où elle se séparerait des femmes qui l’avaient élevée serait toujours pénible pour elle, il ne voulait pas être témoin d’un chagrin qui aurait gâté sa propre joie : « Il sera avantageux à cette princesse, répondait-il à Tessé[2], que les larmes qu’une pareille séparation lui fera répandre soient essuyées lorsqu’elle arrivera auprès de moy. » D’autre part le judicieux monarque n’était peut-être pas sans éprouver quelque défiance à l’endroit de ce réveil subit de la tendresse paternelle chez le duc de Savoie. Cette défiance aurait été d’autant plus naturelle que la duchesse Anne, beaucoup meilleure mère assurément que Victor-Amédée n’avait jamais été bon père, n’attachait aucune importance à ce que des femmes de chambre piémontaises demeurassent auprès de sa fille en France. Elle chargeait Tessé de faire parvenir au Roi cette assurance. La petite princesse, avec un détachement assez surprenant à son âge, disait la même chose : « Madame la Princesse, écrivait Tessé, m’a dit devant Madame sa mère qu’elle n’auroit aucun regret de ses femmes, et qu’elle voudrait de tout son cœur qu’on ne lui en donnât aucune d’ici. » Sous couleur de veiller aux nécessités et à la santé de sa fille en exigeant qu’elle fût accompagnée de deux femmes de chambre et d’un médecin, Victor-Amédée était fort capable de vouloir entretenir à la cour de France sinon des espions, du moins des correspondans qui le tiendraient au courant de ce qui se

  1. Ibid. Tessé au Roi, 11 août 1696.
  2. Papiers Tessé. Louis XIV à Tessé, 16 septembre 1696.