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comme il faut trouver, au terme de la série, un point fixe, et comme ce point fixe, enfin, nous devons le trouver en nous-mêmes s’il ne nous est assuré par aucune autorité religieuse, M. Harnack, en définitive, détermine l’Evangile de Jésus d’après la conception qu’il se fait lui-même du christianisme ; il identifie cette conception avec celle que, personnellement, Jésus dut s’en faire. Les récentes « Vies de Jésus » publiées par des théologiens allemands ont pour objet de dégager la conscience religieuse du personnage, ce qu’on appelle das Selbstbewusstsein Jesu ; M. Grau, M. Baldensperger, reconstruisent fort différemment cette conscience : lorsqu’on lit l’un ou l’an Ire, on peut avoir l’illusion de connaître Jésus ; et M. Baldensperger, surtout, fait preuve du plus docte et du plus ingénieux talent. Mais gardons-nous de les lire l’un après l’autre, si nous ne voulons conclure, en confrontant leurs deux Jésus, que le Christ est devenu, pour l’Allemagne savante, ce qu’il était pour les Athéniens au temps de l’apôtre Paul : le Dieu inconnu.


III

A l’origine de cette évolution subjectiviste que nous avons constatée dans le double domaine de la théologie spéculative et de l’histoire religieuse, nous avons saisi les influences panthéistes. Albert Ritschl, dans le dernier quart de siècle, a précipité cette évolution tout en se dérobant à ces influences. Ses doctrines sont extrêmement complexes ; on dit même que pour les rendre confuses, sa volonté parfois était complice de son intelligence, et que l’obscurité, chez lui, était affaire de tactique. Malgré cela, peut-être même à cause de cela, il est indispensable de nous arrêter devant lui.

Que la religion soit un sentiment, Ritschl l’affirme après Schleiermacher ; mais celui-ci n’envisageait que le rapport de l’homme avec Dieu ; celui-là envisage aussi le rapport de l’homme avec ses semblables et avec le monde : dans la première relation, l’homme est passif, sa volonté paraît déterminée ; dans la seconde, il est actif, sa volonté paraît libre. Il y a là une antinomie ; Ritschl se flatte de la résoudre par la théorie du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, c’est, d’après lui, « l’ensemble de ceux qui croient au Christ, en tant qu’ils agissent conformément au principe de l’amour. » Dieu est tout amour ; le royaume de Dieu, c’est-à-dire un état où tous agiraient par amour, est donc le but final de Dieu, en même temps que l’idéal moral le plus universel ; c’est à la fois le chef-d’œuvre de la morale et le