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propre entourage, avec les luttes et les mécomptes que lui causaient journellement les préjugés qui y régnaient. C’était donc une comédie réaliste : elle était vraie, prise dans la vie. Les avisés ne manquèrent pas d’y trouver en outre la thèse à la mode du jour : elle démontrait l’incompatibilité du mariage avec « le développement individuel » de la femme.

Il faut croire que cette « oppression du milieu » se relâcha quelque peu après ce premier succès, car Mme l’Edgren-Leffler continua ouvertement à écrire pour le théâtre. Elle produisit coup sûr coup trois comédies : le Pasteur adjoint (1875), Sous la Pantoufle (1876) et l’Elfine (1878), qui toutes trois virent le feu de la rampe. Le Pasteur adjoint est l’ecclésiastique protestant, sec et rigide, au jargon aussi scientifique que pieux, qui exige de sa femme tous les sacrifices, tout en mettant sa tendresse à de dures épreuves, de crainte qu’elle ne devienne absorbante et sensuelle. Dans Sous la Pantoufle, l’auteur montre l’influence du monde sur le bonheur conjugal, l’oppression de l’individu par les conventions sociales. Dans l’Elfine elle fait voir l’amour hors du mariage. Dans toutes l’influence des idées d’Ibsen est manifeste. C’est toujours la révolte de l’individu contre l’action oppressive de son entourage, la révolte surtout de la femme contre la vie qui lui est faite, contre les liens qui l’empêchent de s’élever à la hauteur et à la liberté de l’homme. Bien que ces pièces aient été toutes trois écrites avant l’apparition de la Maison de Poupée, c’est le trouble de Nora Helmer qui tourmente toutes leurs héroïnes. Elles sont possédées de cette inquiétude vague d’affirmer leur indépendance qui pousse Nora à quitter tragiquement, un soir de bal, sa maison, son mari, ses enfans, pour pouvoir enfin devenir elle-même.

Dans les comédies qui suivirent ces premières productions, dans Vraies Femmes, Bonheur de Famille, la Tante Malvina, etc., de même que dans presque tous les romans de Mme Leffler, — et elle a écrit autant de romans que de pièces, sans compter les pièces qu’elle a tirées de ses romans, — c’est toujours le même sujet qui revient : le combat des « révoltés » contre la convention et le mensonge du monde, contre la corruption des « soutiens de la société » ; ce sont toujours des « questions » posées au spectateur, au lecteur ; questions d’autant plus irritantes qu’elles restent le plus souvent suspendues à un point d’interrogation. De même que dans le drame d’Ibsen, la conclusion est laissée à l’imagination de chacun ; l’auteur se contente de la suggérer. Mais ce n’est pas faire tort au talent de Mme Leffler que de reconnaître qu’elle est loin de poser ses questions avec la puissance suggestive, la force