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une étude vraiment neuve dans Renée Mauperin. Les auteurs y ont mis, avec autant d’exactitude qu’il leur a été possible, le portrait des gens qu’ils ont connus, les mots qu’ils ont entendus, les anecdotes qu’ils ont recueillies. Ils ont étudié avec une louable patience le décor où ils ont placé leurs personnages. Mais ils n’ont pas su pénétrer par un effort d’intelligence jusqu’au fond même de l’être, là où se trouve la clé de l’énigme. Ils n’ont pas su recréer chaque individu par l’imagination et lui faire prendre figure. Ils n’ont pas su davantage créer un milieu, un enchaînement de circonstances et faire baigner l’ensemble dans une atmosphère générale. Au lieu de se fondre dans le tout, de s’amalgamer et de s’assimiler, les élémens sont restés isolés et à l’état brut, comme si on avait négligé de les travailler. Au lieu d’être emporté d’un même mouvement jusqu’à la fin, le livre semble mourir au bas de chaque page. Au lieu d’un livre ce n’est qu’une succession de chapitres, dans chaque chapitre un chapelet de phrases, dans chaque phrase une enfilade de mots sertis comme autant de perles. Ce qui n’est pas venu, c’est le souffle créateur qui, se répandant à travers toutes les parties et comme à travers les membres d’une œuvre d’art, les rassemble en un tout organique, dans l’unité fermée de l’être vivant.

Incapables, par suite de leur manque d’idées, de composer un ensemble, les Goncourt ne réussissent que dans le morceau détaché. Chez eux les préparations et les dessous valent mieux que le tableau. Aussi entre tous leurs ouvrages celui qui me semble de beaucoup supérieur aux autres, et le seul où ils aient complètement réalisé leurs intentions, c’est le Journal. On n’en dit pas assez de bien. On ne dit pas assez que c’est la lecture la plus délicieuse, la plus irritante, la mieux faite pour nous prendre par ces côtés médiocres qui sont en nous tous, la badauderie qui nous fait ouvrir l’oreille à tous les commérages, le snobisme qui nous rend curieux de l’intimité des personnes en vue, la malignité qui s’amuse à surprendre dans des postures ridicules ou vulgaires des hommes dont nous subissons avec peine et comme à regret le prestige. Dans ces pages qu’ils ont eu la patience de rédiger chaque soir, ils ont trouvé l’emploi de leurs facultés les plus précieuses, le talent d’enlever une silhouette, de fixer une impression fugitive, une notation brève. Le décousu lui-même, étant une loi du genre, y devient un mérite et s’appelle la variété. C’est dans un amusant fouillis, un portrait, puis une description d’intérieur, un paysage, un aphorisme d’esthétique, une niaiserie, une note d’art, un fait divers, et partout répandu cet étalage du moi dont la candeur finit par désarmer, et partout appliqué cet art de la médisance dont je ne sais s’il avait été jamais porté à une telle perfection. Voici Théophile Gautier, « face lourde, les traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la