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sens pratique autant que les doctrines. Par deux coups successifs il vint à bout de ce mouvement en apparence si puissant. La Commune de Paris, que l’on mit sur le compte de l’Internationale, fut en réalité un premier essai de la pure doctrine atomique de l’anarchie. Elle détermina une réaction qui aurait balayé l’Internationale en France, même sans le douteux secours de la loi Dufaure. En même temps, au dehors, l’anarchisme s’attaquait de front à ce qui subsistait de l’Internationale. La fédération jurassienne agissait sous l’inspiration directe de Bakounine, avec l’aide d’hommes qui ont dû se repentir depuis lors de leur conduite d’alors, comme M. Brousse, le fondateur du possibilisme, ou M. Guesde, ennemi juré en ce temps-là de l’action politique. Le Congrès de la Haye, en 1872, signa l’arrêt de mort de l’Internationale. On y traita précisément la même question qu’au Congrès de Londres cette année. Marx y fit exclure comme anarchistes Bakounine et le Neuchâtelois Guillaume. Le blanquiste Vaillant, qui présidait l’autre jour au nom de la France une séance à Queen’s Hall, quitta avec Cournet et Ranvier l’assemblée. On décida le transfert du conseil central à New-York. C’était le suicide décemment dissimulé. C’en était fait. L’anarchie avait fait son œuvre. Elle l’a reprise depuis lors. Chaque fois que le socialisme essaye de se constituer à l’état de force régulière, nous assistons à une explosion de sauvagerie, à une reprise de la guerre au couteau, contre la société. C’est Ravachol, c’est Henry, c’est Caserio. L’opinion, peu faite aux distinctions subtiles, englobe dans une même réprobation et dans une même répression tous les ennemis de la société actuelle, — et le tour est joué.

Il semble donc qu’il ne doive y avoir parmi les socialistes sincères et sérieux qu’un sentiment et qu’un cri contre toute solidarité avec l’anarchie, c’est-à-dire avec un parti aux antipodes de leur pensée et des crimes duquel on les rend pourtant toujours responsables. D’où vient qu’il n’en soit pas ainsi ? Je ne parle pas de l’attitude des blanquistes ou des allemanistes, ou de tels autres groupes douteux, toujours prêts par esprit de contradiction et pour nuire à leurs frères ennemis, les socialistes parlementaires, à tout faire ou à tout laisser faire. Je crois que les scrupules d’hommes comme les Keir-Hardie, comme les Tillett et les Mann, voire de certains socialistes modérés et libéraux, tiennent à d’autres raisons plus avouables. Il faut d’abord faire la part de la répugnance presque invincible d’hommes accoutumés à se sentir à l’extrémité de l’intransigeance, à siéger au sommet de la montagne, pour des mesures qui auraient pour effet de créer