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substitue celui de Narod (Nation). Prudemment, on s’en tient encore à la nation anonyme. Pourtant il y a du « croatisme » dans l’air. Ce succédané du nationalisme, c’est le flair du théologien qui le découvre. Il ne lui échappe point, à lui, que l’étoile du catholicisme risque de se voiler devant les rayons du slavisme intégral. De là le besoin d’un idéal dissident, dont le caractère spécifique serait l’accord de la foi latine et du culte national dans une patrie restreinte au royaume tri-unitaire. C’est dans cet esprit que le plus éminent des prêtres dalmates mêlés à la vie politique, Pavlinovic, accentue la propagande et, par ses célèbres Razgovori (Conversations) avive la querelle, qui, de lait, a duré jusqu’à nos jours.

En Croatie-Slavonie, le clergé est moins véhément. Strossmaier entend trop largement la question politique pour souffrir qu’elle dégénère en conflit de religions. Mais dans ce foyer de culture plus intense, ce sont les tribuns, les journalistes, les pamphlétaires, tous épris de « droit national » et enclins aux grandes enjambées sur les terrains brûlans, qui vont, sous forme d’attaques ou de répliques, poser, devant les Magyars, une question que les Jugo-Slaves eussent dû résoudre à l’unanimité contre eux. Effets excusables, au surplus, de la nouvelle conformation des cerveaux. La génération de l’illyrisme, qui s’était laissée bercer, avec Louis Gaj, dans un rêve un peu romantique, a fait place à celle de 1848, et le cliquetis des mots introduit la dissonance dans le vague et harmonieux andante.

Vuk avait déposé dans son œuvre une tendance politique, un de ces systèmes auxquels les savans s’abandonnent d’autant plus volontiers qu’ils laissent à d’autres le soin d’en poursuivre l’application. Il considérait comme « terres serbes » toutes les régions où l’on parle la langue par lui restaurée, et, lato sensu, nationale. La formule fit fortune parmi ses compatriotes. Un professeur de l’Université de Vienne, Miklosic, au nom de la haute science, lui donna son approbation. C’était attirer sous le sceptre de la philologie plus que n’avait atteint celui des Némagnides, car Dusan lui-même n’a jamais régné en Croatie. C’était surtout jeter un mot malheureux dans une société où l’emploi simultané de l’alphabet cyrillique et de l’alphabet latin, à défaut d’autres avertissemens, devait donner à réfléchir au philologue. En développant sa pensée, avec tous les soubresauts dont les copistes d’un homme de génie sont capables, les disciples de Vuk la rendirent provocatrice et prétendirent ôter aux Croates jusqu’à la fierté d’avoir un nom.

Le plus clair résultat de ces théorèmes politiques, qui se