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— « Mais depuis, ajoute le correspondant, on a commencé à lire, à écrire, à prendre intérêt aux journaux, et naturellement cette question est venue : qui sommes-nous et sommes-nous ? »

A cette question, l’école d’Agram et celle de Belgrade répondent par des systèmes. Un petit journal, le Bosnjak (Bosniaque) « politique, récréatif et instructif », se permet de les trouver nombreux et peu désintéressés : « Les uns disent que la Bosnie est Serbe jusqu’au fleuve Verbas, et croate au-delà. Les autres qu’est serbe tout Bosniaque qui écrit avec la cirilica (alphabet cyrillique), — Croate, celui qui se sert des caractères latins. Dans une troisième opinion, on soutient que toute la Bosnie est serbe ; dans une quatrième, qu’il n’y a chez nous que des Croates… La vérité est que nous ne sommes ni l’un ni l’autre : nous nous appelons et nous resterons bosniaques. » Si le rédacteur ajoutait : du reste, le « bosnisme » n’est qu’un dérivé du « jugo-slavisme », il exprimerait une pensée judicieuse et donnerait même une excellente leçon à ses confrères serbes et croates qui égrènent leurs loisirs en discutant des questions de mots. Mais l’esprit de ces assertions, par rapport à la race, est séparatiste. Les hommes d’Etat d’Autriche-Hongrie le savent et s’en félicitent. On leur fait honneur quelquefois — et on a raison — du doigté qu’ils apportent au maniement du pays le moins homogène de l’Europe ; mais il faut avouer qu’ils sont servis par certains enchevêtremens qu’il suffit de ne point toucher, pour obtenir la réputation d’habile homme.

L’Autriche, en somme, a trouvé triple bénéfice dans l’occupation de la Bosnie. Le plus apparent consiste en une extension de territoire et d’influence du côté de l’Orient ; l’autre à barrer la route aux Serbes, forts de l’affinité ethnographique, du côté de la mer et du Monténégro. Le troisième — tout aussi adéquat aux vues de la Triple alliance, — revient, suivant l’expression humoristique d’un journal slovène, le Slovenski Svet, « à enfoncer un os bien aigu dans la gorge de la nation serbo-croate. » La métaphore est d’autant plus juste que la Bosnie, dans le conflit que sa dévolution a ouvert, n’est qu’un objet inerte, qui provoque des cris et n’en peut pousser aucun. Tant que la paix durera, cette magnifique province, sur laquelle le monde jugo-slave a des titres évidens, et qu’il soumet, malheureusement, à des influences contradictoires, ne sera qu’une colonie autrichienne, préservée, il est vrai, des convulsions auxquelles la rivalité de trois religions l’expose, mais non moins assurée contre toute crise salutaire qui pourrait avancer son reclassement dans ce monde et lui préparer un avenir normal. Peut-être parlerait-elle en temps de guerre. On a désarmé la population en 1883, mais ceci n’est qu’une