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II

M. de Quincey père avait désigné quatre tuteurs pour veiller sur ses enfans. L’un d’eux était un banquier, ami de l’ordre et de l’économie, qui crut faire un coup de maître en plaçant Thomas, à quinze ans et précoce comme on l’a vu, dans une école de Manchester dont le maître en savait beaucoup moins que lui, mais où trois ans de séjour assuraient aux élèves brillans une demi-bourse à l’université d’Oxford. Le jeune Quincey n’avait aucun besoin de cette combinaison ; sa famille était riche. En vain il supplia. En vain il appela sa mère à son secours, lui remontrant qu’il ne pouvait plus redevenir petit écolier, faire de petits devoirs et n’entendre que des conversations de collégiens dont il avait la nausée d’avance. Mme de Quincey ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. Elle laissa faire, et il en résulta qu’un beau matin du mois de juillet 1802, son fils s’enfuit de Manchester, affolé par une existence imbécile. Il avait un volume d’Euripide dans une poche, des vers anglais dans l’autre.

Il jugea de son devoir d’aller avant tout rassurer sa mère, qui n’habitait plus le pays ; elle s’était établie près de Chester. Ce n’était pas, dit-il amèrement, qu’il se flattât « d’être l’objet d’un intérêt particulier de sa part », mais sa disparition pouvait lui causer des embarras. L’entrevue fut mauvaise pour l’un et pour l’autre. Mme de Quincey fit au fugitif l’accueil glacial dû à un grand criminel et attendit ses explications en silence. Assis en face d’elle dans une chambre qu’il n’oublia jamais, il se taisait aussi, accablé par la certitude qu’elle ne comprendrait pas. Il se disait que sa mère l’absoudrait avec transport si elle pouvait se représenter, l’espace d’une demi-minute, ce qu’il avait souffert dans les derniers mois, par quels accès de désespoir il était passé, par quelles crises douloureuses, physiques aussi bien que morales. Mais où trouver des mots pour émouvoir cette statue, pour rendre intelligible à cette incarnation de la règle et des convenances qu’il y a des cas où il faut sauter par la fenêtre si la porte est fermée ? Les paroles expiraient sur ses lèvres. Il en sentait l’inutilité et courbait la tête devant « l’Incommunicable », auteur mystérieux et ignoré d’un nombre effroyable de malentendus sans remèdes. C’est lui qui rend les enfans étrangers aux parens, qui dresse des murailles entre les âmes et les cœurs des époux. « S’il y a dans ce monde, écrivait Quincey dix-neuf ans après, un mal pour lequel il ne soit pas de soulagement, c’est ce poids sur le cœur qui vient de l’Incommunicable. Qu’il paraisse