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des commérages divulgués par des journaux qu’il désavouait et affectait de mépriser, tous les moyens lui étaient bons. À la diplomatie discrète, il avait substitué la diplomatie bruyante et cassante. Il révélait ses intentions, annonçait ses étonnans projets avec tant d’éclat que les uns disaient : C’est un fou ! — les autres : C’est un hâbleur ! En 1855, il avait tenu à Berlin des propos étranges, que l’ambassadeur autrichien s’était empressé de rapporter au cabinet de Vienne : « Je suis, avait-il dit, un ennemi déclaré de l’Autriche. L’antagonisme entre les deux puissances est un mal endémique en Allemagne, et dans tous les siècles il en est résulté de grandes guerres. Nous aurons tôt ou tard une bonne guerre avec l’Autriche, et nous la mettrons à la porte de la Confédération. » En attendant, il s’appliquait à la vexer, à la molester ; il lui donnait force dégoûts, et il s’en vantait. « Quand l’Autriche attelle un cheval devant la voiture, disait-il tout haut à Francfort, j’ai bientôt fait d’en atteler un derrière. »

Comme le prince de Metternich, si attaché qu’il fût aux intérêts de son pays, le comte Prokesch était un Européen ; M. de Bismarck se souciait peu de l’Europe, il ne voyait que la Prusse. Résumant en 1872 les mélancoliques souvenirs de sa présidence, le comte écrivait dans son journal : « Il était Prussien jusqu’à la moelle des os, et il n’était que cela. Si un ange était descendu du ciel, il ne l’aurait pas laissé entrer chez lui, sans une cocarde prussienne, et il eût tendu la main à Satan, avec mépris, il est vrai, si Satan avait promis à la Prusse un village allemand. » Le comte aurait pu ajouter que le Satan avec lequel M. de Bismarck négociait lui avait promis plus d’un village. Du haut de sa montagne, il lui avait montré des royaumes, des duchés, et lui avait dit : « Ils seront à toi, et en retour je ne demande presque rien. » Ce furent de véritables années de purgatoire que le comte Prokesch passa à Francfort, et elles lui furent d’autant plus amères qu’il ne se faisait aucune illusion sur l’issue du combat. « Pour assurer l’hégémonie de la Prusse, M. de Bismarck travaillait à détruire la Confédération germanique, que je m’efforçais de conserver. Les forces n’étaient pas égales. Il avait pour lui l’esprit du temps, les nouvelles générations, et les États qui avaient quelque chose à craindre ou à espérer de la Prusse, les duchés saxons, souvent aussi la Bavière, le Wurtemberg, Baden, Oldenbourg. Je ne pouvais compter que sur le Hanovre, la Saxe et les villes libres. »

Ce qui rendait le combat encore plus inégal, c’est que les deux adversaires en présence n’avaient pas au même degré le tempérament du lutteur et la passion des batailles. Les diplomates de l’école du prince de Metternich étaient des civilisés, d’esprit très cultivé. Leurs curiosités diverses, le raffinement de leurs goûts, leur dilettantisme éclairé, les beaux-arts, le théâtre, les femmes leur procuraient des distractions dont ils étaient friands. On voit par de charmantes lettres