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transparente de cette chétive créature, ses mains diaphanes, ses prunelles voilées et sans regard, ses vêtemens trop larges et qui semblaient vides, lui donnaient un air immatériel, surnaturel. C’était une ombre, qui dormait les yeux ouverts tout du long du jour. « Pauvre petit ! disait Carlyle, touché de son apparence faible et misérable. C’est un innocent, et rien ne serait plus facile que de l’effacer d’un coup d’éponge. Pauvre petit Quincey ! »

Vers le soir, son cerveau s’éveillait peu à peu, et l’ombre se mettait à parler bas, d’une voix dolente et harmonieuse qui « semblait venir du pays des songes », tandis que ses yeux s’emplissaient de lueurs et que son regard « plongeait dans l’invisible. » Il avait l’air, dit un contemporain, de lire ce qu’il disait sur la muraille d’en face. — Peut-être le lisait-il en effet. Lui aussi, comme Hoffmann, cet autre visionnaire, il avait la sensation aiguë d’un monde à côté, aussi réel que le monde que nous connaissons tous, et ouvert à quiconque sait user des moyens de communication mis à notre service par la nature. Il disait : « La machine à rêver qui est implantée dans le cerveau humain n’y a pas été mise pour rien. » Elle n’est pas également puissante chez tous les hommes. Les uns « rêvent magnifiquement », les autres pauvrement ; cela dépend des complexions. Belle ou médiocre, la faculté du rêve est le canal par lequel nous pénétrons dans l’univers invisible. Quincey se rangeait parmi les privilégiés qui ont possédé cette faculté à un degré supérieur dès le jour de leur naissance, et se vantait de l’avoir développée « presque surnaturellement » par l’opium, ce qui n’était que trop vrai. Que n’avait-il pas rêvé, même en plein jour et en se promenant ? Il en parlait volontiers. Ses récits du monde occulte, murmurés de sa voix musicale, comptaient parmi les spectacles curieux d’Edimbourg : « Il racontait, dit un témoin, de profonds mystères tirés de sa propre expérience. C’étaient des visions qui lui étaient apparues dans des montagnes absolument solitaires. C’étaient des événemens qui illustraient, s’ils ne les prouvaient, les doctrines sur les rêves, les avertissemens prophétiques, la seconde vue et le magnétisme[1]. »

Une tasse de café le ramenait sur la terre en achevant de dissiper le sommeil. Le causeur s’animait et ravissait son auditoire. Il était incomparable, de l’avis de tous ceux qui l’ont entendu. Quincey causait en artiste, et non en bavard. Il savait écouter. Il élevait et élargissait tous les sujets, et il s’exprimait avec une courtoisie aristocratique rendue frappante par ses accoutremens de mendiant romantique. Les maîtres de maison d’Edimbourg

  1. Memoirs of a literary veteran, par R. P. Gillies.