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Wordsworth parce qu’il avait coupé un livre avec le couteau du beurre. Il arrachait dans une édition princeps le chapitre dont il avait besoin. Il écrivait ses articles sur les marges d’un livre de luxe. Il mettait une reliure de prix dans sa cuvette. L’opium en avait fait un Vandale, un monstre, à l’égard des livres, qu’il avait tant aimés. Un bibliophile lui avait prudemment dissimulé sa bibliothèque : « Au point du jour, un cri de triomphe : Eurêka ! m’appelle dans sa chambre. Un instinct infaillible l’avait conduit droit aux livres, dont il avait déjà formé un amoncellement autour de lui. Le mieux relié de mes in-quarto gisait à terre sur un objet de literie, devant Quincey à plat ventre et en chemise… Il venait de découvrir un anachronisme très remarquable… La scène que j’avais sous les yeux me rappelait la Tentation de saint Antoine dans les toiles des maîtres hollandais[1]. »

Il mettait continuellement le feu en travaillant, au beau milieu de la nuit. C’était encore la faute de l’opium, qui lui causait de brusques sommeils. Il tombait le nez sur sa chandelle et la renversait. Tant mieux s’il l’éteignait du coup, sinon elle allumait « la neige. » Cela le réveillait, et son premier soin était de fermer sa porte à double tour, de peur qu’on n’eût l’idée d’éteindre le feu avec de l’eau : tout plutôt que de laisser mouiller ses papiers ! Il étouffait l’incendie avec sa garde-robe, quitte à avouer le lendemain qu’il ne pouvait pas quitter sa chambre faute de culottes.

Il commandait à la cuisine, sous prétexte que son estomac exigeait une nourriture spéciale, et il n’y avait pas de fin aux complications domestiques qui en résultaient. Une maîtresse de maison nous a conservé l’un des discours qu’il avait prononcés avec solennité devant ses casseroles : « Vu la dyspepsie qui afflige mon système et la possibilité de quelque trouble additionnel dans mon estomac, il se produirait des conséquences désastreuses incalculables, de nature à augmenter mon irritation nerveuse et à m’empêcher de vaquer à des affaires d’une importance capitale, si vous oubliiez découper le mouton diagonalement, plutôt que longitudinalement[2]. » Ce noble langage terrorisait les servantes écossaises, déjà impressionnées par sa tournure de sorcier et par les légendes qui couraient sur son compte. L’une d’elles s’attendait à le voir s’envoler par la cheminée. Une autre quitta précipitamment la maison et refusa d’y rentrer : « M. Quincey lui faisait trop peur — il avait des mots épouvantables ! » Il arrivait quelquefois qu’il les subjuguait : « Ah ! monsieur, s’écriait l’une de ces gothon, vous êtes un grand homme, un très grand

  1. John Hill Burton, loc. cit.
  2. Mrs Gordon, Memoir of Wilson.